Du sang royal coule dans les veines de Rolihlahli Mandela.
Son arrière-grand-père était roi du peuple Thembu. Premier membre de sa famille à fréquenter les bancs de l’école, il est rebaptisé dès la rentrée : « Mon institutrice nous a donné à chacun un nom anglais (…) Miss Mdingane me dit que mon nom était Nelson ». Dans cette école méthodiste, il reçoit une éducation africaine, traditionnelle et européenne.
Puis il fait son droit dans la seule université acceptant les noirs, où il adhère au Parti communiste Sud-Africain. Il découvre également la doctrine de non- violence de Gandhi qui l’inspirera tout comme des générations de militants anti-apartheid. Il rejoint l’ANC en 1943 qui prône l’action de masse contre la domination d’une minorité blanche. Devenu avocat, il lutte pacifiquement contre les lois de discrimination raciale de plus en plus nombreuses.
Répression et violences policières croissent, ce qui le convainc de l'inefficacité de la non-violence : en 1961, il passe à la lutte armée en créant la branche militaire de l’ANC qui mène une campagne de sabotage contre des installations publiques et militaires.
Après 17 mois de clandestinité, il est arrêté le 5 août 62 sur indication de la CIA ! En ces temps de « guerre froide », la célèbre agence considère Mandela comme un terroriste communiste et voit dans l’apartheid un rempart qui protège l’Occident… et ses intérêts miniers.
Lors de son procès qui débute le 9 octobre 1963, l’avocat justifie son recours à la lutte armée comme une tactique, après des années de méthode non violente.
« Toute ma vie je me suis consacré à la lutte pour le peuple africain. J’ai combattu contre la domination blanche et j’ai combattu contre la domination noire. J’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique dans laquelle toutes les personnes vivraient ensemble en harmonie et avec les mêmes opportunités. C’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir ».
Le juge lui colle perpète ; il échappe à la peine de mort, car l’intervention étrangère n’est pas retenue. Certains estiment que la pression internationale aurait influencé le verdict.
Le 6 décembre 1971, l’ONU déclare l’apartheid « crime contre l’humanité ». Après sept années de vacances dans une carrière de chaux, le matricule 46664 de la chaleureuse prison de Robben Island est transféré au ramassage du guano.
En 1976, il reçoit la première visite d’un membre du gouvernement qui lui propose une libération sous condition : Mandela refuse après avoir fait part de ses revendications.
En 1982, il est transféré dans une prison moins rude, en compagnie des principaux dirigeants de l’ANC.
En 1985, contre l’avis de ses ministres, le président Botha lui offre la liberté conditionnelle en échange de son renoncement à la lutte armée. Une offre rejetée :
« Quelle liberté m’est offerte alors que l’organisation du peuple demeure interdite ? Seuls les hommes libres peuvent négocier. Un prisonnier ne peut pas faire de contrat. »
La même année, Botha abolit plusieurs lois, avancée jugée trop timide. Le célèbre taulard réclame toujours « One man, one vote ».
A partir de 1985, ses conditions de détention sont largement assouplies, sa dernière prison sera une villa avec piscine ! Plusieurs rencontres avec le ministre de la Justice posent les bases de négociations futures. La pression internationale sur le gouvernement sud-africain se fait toujours plus forte.
1988, concert hommage des 70 ans de Mandela à Wembley.
1989, victime d’un AVC, Botha est remplacé par de Klerk. 7 dirigeants de l’ANC sont libérés après 25 ans de prison. Nelson dit du nouveau président qu’il est « le plus sérieux et le plus honnête des leaders blancs » avec qui il ait pu négocier.
1990, le 11 février, Mandela est libéré devant les caméras du monde entier, après 27 ans, 6 mois et 6 jours de détention. Depuis le balcon de l’hôtel de ville du Cap, il déclare son engagement pour la paix et la réconciliation avec la minorité blanche du pays, mais annonce clairement que la lutte armée de l’ANC n’est pas terminée. D’âpres négociations attendent encore les deux camps, avec des extrémistes prêts à tout pour les faire capoter.
1992, le 17 mars, un ultime référendum met fin à ce régime. De Klerk déclare que les électeurs blancs ont eux-mêmes « décidé de refermer le livre de l’apartheid ».
1993, les deux hommes reçoivent le prix Nobel de la paix. Durant la cérémonie de remise, Nelson Mandela rend hommage à Frederik de Klerk « qui a eu le courage d’admettre qu’un mal terrible avait été fait à notre pays et à notre peuple avec l’imposition du système de l’apartheid. »
1994, le 27 avril, Madiba est élu président de la République d’Afrique du Sud.
Frederik Willem de Klerk n’est pas un hippie qui joue de la guitare et fume de la weed autour d’un feu de camp.
Il est issu d’une famille huguenote, installée dans le pays au XVIIe siècle avec d’autres Boers, des colons hollandais et allemands. Ses ancêtres ont participé à plusieurs grands évènements de l’histoire afrikaner, mouvement identitaire de réaction à l’impérialisme britannique d’inspiration libérale. C’est un peuple de pionniers, de rustres cultivateurs simples et pieux qui s’ouvrent une voie avec leur fusil, leur bible, leur paire de bœufs et leur grand chariot de bois. Une culture spécifique émerge, fondée sur un dialecte issu du néerlandais (l’afrikaans), une religion (le calvinisme), un territoire (les républiques boers) et un sentiment d’appartenance à un groupe élu, comme les Hébreux dans la Bible.
La guerre de 1899 voit les Anglais s’accaparer les gisements d’or et envoyer 10 % des Boers au cimetière !
Cet épisode sanglant exacerbe le sentiment anti-britannique et renforce le mouvement identitaire des Afrikaners. La défense de cette identité devient une mission sacrée pour un peuple qui entame la lente reconquête du pouvoir politique. De 1922 à l’après-guerre, différents épisodes vont progressivement éroder la tradition libérale du Cap, jusqu’à la victoire du Parti national aux élections de 1948. Le danger de domination anglophone est écarté, l’unité du peuple Afrikaans est réalisée.
L’identité de 21 % de la population n’est plus menacée par l’Union Jack, mais par la puissante démographie africaine, le « péril noir ». Arsenal juridique destiné à sauvegarder le peuple afrikaner, l’apartheid est aussi présenté comme un « instrument de justice et d’égalité qui doit permettre à chacun des peuples d’accomplir son destin et de s’épanouir en tant que nation distincte »
Au delà d’asseoir une domination blanche en vigueur depuis trois siècles, il s’agit d’élever le degré de séparation entre les peuples.
Une politique qui se fait au prix d’une ségrégation impitoyable et du renforcement du contrôle policier et qui permet au revenu annuel des Afrikaners de doubler en 15 ans.
Les Noirs ne sont plus présentés comme inférieurs, mais différents. La discrimination est devenue économique, les pauvres Blancs de 1920 sont devenu la classe moyenne qui profite de la prospérité économique de l’Afrique du Sud…
Le grand-père de Frederik de Klerk est fait prisonnier à deux reprises par les Britanniques avant de devenir l’un des membres fondateurs du Parti national en 1914. Son père sera plusieurs fois ministre et président du Sénat. Avocat, il refuse la chaire qu’on lui propose en 1914 pour se lancer dans la politique.
Il sera 6 fois ministre sous Pieter Botha , qu’il évincera en 1989 pour devenir président de l’État
Connu pour son goût de la négociation, « la rigidité est mauvaise […] je crois à la persuasion », il assure en douceur la fin du régime de l’apartheid.
1990, après de multiples négociations secrètes, il annonce, la légalisation de l’ANC, ainsi que la libération de son chef historique, Nelson Mandela.
1992, malgré une succession de défaites électorales partielles, et la pression amicale des mouvements suprémacistes blancs, il fait entériner par référendum le principe d’élections multiraciales.
1993, il reçoit le Nobel de la Paix conjointement à Mandela.
1994, Madiba devient le 1er président de la République, Frederik sera vice-président.
Le rugby dans tout ça ?
Introduit fin XIXe par les militaires britanniques, les premiers clubs se composent d’Anglais et d’Afrikaners. La Seconde Guerre des Boers exalte la haine entre les deux communautés, mais le ballon ovale nécessite des effectifs importants !
Ce sport de combat collectif colle parfaitement à l’identité de ces rudes cultivateurs, à tel point que les Springboks dominent le rugby mondial jusqu’au milieu du XXe siècle. Leur jeu rustre et physique fait des ravages.
Écartée du concert international à partir des années 70, l’équipe y est admise en 1992 après l’abolition de l’apartheid.
Elle rate les deux premières Coupes du monde, mais se voit fort logiquement attribuer l’organisation de la 3e en 1995. Rien ne doit empêcher Mandela de remette le trophée William Webb Ellis au capitaine François Pienaar. Ni la météo… ni les arbitres... ni un coup de pouce biologique… ni les Bleus de Benazzi battus de trois points en demis…
Les Blacks de Jonah Lomu, décimés par une gastro, viendront eux aussi mourir à trois points en finale, sans pouvoir inverser le cours de l’histoire. 14 Afrikaners survitaminés et Chester William, qui quelques années plus tôt se faisait traiter de « sale nègre » par ses coéquipiers, reçoivent le Graal des mains de Madiba. 28 ans plus tard, 4 sont morts et 2 souffrent de maladies neurologiques rares…
Suivront une 3e place en 1999, deux victoires en 2003 et 2019.
Au moment d’atterrir en France, ça nous fait 3 titres en vitrine, autant que la Nouvelle-Zélande, les rivaux historiques. Un 4e serait légendaire.
La courte défaite du 1er tour contre l’Irlande sera suivie de 3 victoires d’un point en phases finales.
Un point !
Contre la France en quarts, l’Angleterre en demis et les Blacks en finale !
Chance, hasard, dopage, arbitrage, météo… ?
Nelson et Frederik ne sont plus là mais leur esprit plane au-dessus des grands hommes verts. Les Boks sont aujourd’hui l’exact reflet de la Nation arc-en-ciel.
Noirs et Afrikaners chantent l’hymne sud-africain à tue-tête.
Leurs adversaires ne rencontrent pas 15 joueurs mais les héritiers de siècles de lutte armée où donner sa vie ne faisait peur à personne.
La chance ?
Oppresseurs et oppressés d’hier, vont aujourd’hui au combat en ordre de marche derrière leur capitaine Siya Kolisi. C’est sans doute ce qui leur donne un supplément d’âme.
Après la pluie, l’arc-en-ciel, puis le beau temps.
Nelson et Frederik peuvent être fiers de ce qu’ils ont fait…
Un peu comme Benyamin et le Hamas…
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