La N104 est mondialement connue.
Si la route 66 relie Chicago à Santa Monica, la Francilienne en fait de même, de Pontault Combault à … Pontault Combault.
Maurice Pichon n’a ni Harley Electra Glide ni Cadillac Eldorado, mais un bolide de 112cv. Sa rutilante Xantia 1,8 i de 1999 tourne comme une horloge.
Plus jeune, on disait de lui qu’il avait une semelle de plomb, mais depuis, le quinquagénaire s’est assagi. Les 12 points sur son permis sont sa Légion d’honneur à lui, il surveille sa consommation comme le lait sur le feu. Il n’est pas peu fier d’annoncer à sa femme que le mois dernier, il n’a pas dépassé les 9 l/100. Emoustillée, Jeanine se dit qu’elle a épousé un surhomme qui, si ça se trouve, pourrait avoir droit à une bonne cartouche le weekend prochain.
C’est bien connu, l’héroïsme est un puissant moteur du désir féminin : regardez John Wayne, il sort son calibre à longueur de films …
Le syndicalisme est moins glamour que le cinéma hollywoodien. Des camarades de Philippe Martinez ont eu assez d’être les victimes de ce mondialisme impitoyable. Courageusement, ils ont décidé de réagir et d’obtenir la part du gâteau pétrolier que Total leur refuse honteusement.
Un monde sans dialyse, sans chimio ni scolarité ne fait peur à personne, mais priver les Français de carburant ! De toute façon, aller à l’école ou à l’hosto sans bagnole est impossible. Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir aller se faire enlever une tumeur au foie en trottinette électrique.
La jauge de Maurice baisse dangereusement, les 4 cylindres de son puissant moteur Citroën crient famine. La moitié, puis le quart du réservoir ne sont plus qu’un lointain souvenir, bientôt, la sordide lumière de la réserve viendra sonner le glas avant la panne sèche.
La veille en rentrant du taf, il aurait pu affronter les 976 mètres qui le séparaient de la pompe promise. A raison de 4,05 mètres et de 39,7 litres par voiture, combien de temps aurait-il attendu, sachant qu’en moyenne, un automobiliste prend 4,28 minutes pour faire le plein. Sauf quand il a oublié sa carte bleue. Mais cette fiotte n’a pas eu le courage de faire la queue, il faut dire qu’une blanquette de veau et un match du PSG l’attendaient à la maison.
Une fois rentré, il se jette sur le canapé avec un plateau télé, laissant juste entendre à Jeanine qu’il n’y avait pas de station d’ouverte.
En bientôt 35 ans de mariage, il n’avait encore jamais menti à son épouse, même par omission. Sa nuit est terrible tant sa conscience le fait tourner en bourrique. Au matin, n’en pouvant plus, il se jette aux pieds de sa dulcinée éberluée.
- Maurice, je suis pressée, on verra ça ce soir !
- Non chérie, ce n’est pas ce que tu crois.
- …
- C’est juré, ce soir je ferai le plein !
- Si tu veux.
A peine entré sur la Francilienne, la voie de droite est bouchée. Il déboite sur celle de gauche, avance 200 à 300 mètres avant de comprendre : toutes ces voitures font déjà la queue pour la station Total qui se trouve à plus d’un kilomètre. Encore quelques hectomètres pour réfléchir, il finit par décider de se rabattre à droite. Seulement le colosse au volant de la Kangoo devant laquelle il tente de s’incruster semble moyennement d’accord avec son projet.
Après deux ou trois coups de semonce sur le parechoc, Maurice prend la sage décision de rester à gauche. Il se dit que la prochaine station sera la bonne.
Total Evry, fermé !
BP Sainte-Geneviève-des-Bois, fermé !
N118, périph, A1, … la Xantia retrouve sa chère A104 à Roissy.
Total Villeparisis, fermé !
Lognes, Emerainville, …
- Putain ils font chier à ne pas rouler ! - Ah merde, c’est déjà la file d’attente pour Pontault Berchères, j’ai fait le tour de Paris. - C’est pas grave, je sors à la prochaine, demi-tour et je reviens faire la queue…
S’il n’a pas fait la totalité des 160 km de la « rocade interdépartementale des villes nouvelles », il a largement dépassé la centaine. Or, si on consulte le manuel d’utilisation de la Xantia, la bible selon André Citroën, il est clairement dit que la réserve permet de rouler 80 km.
Malgré sons sens aigu de l’économie de consommation, il est logique d’être un jour rattrapé par les lois de la physique.
Son moteur broute, hoquète, s’arrête, repart … Avant de définitivement se figer. Il a beau tourner plusieurs fois sa clé de contact : rien, nada, bernique, il doit se rendre à l’évidence, il est à sec !
Pendant quelques secondes, les pires grossièretés fusent dans l’habitacle, il faut bien que la rage exulte. Puis la raison reprend ses droits. Maurice décide d’appeler Roger, son complice de toujours, mais malgré 3 messages, ce salaud ne daigne pas lui répondre.
Un concert de klaxons le sort de sa torpeur, il ne s’était pas rendu compte qu’il bloquait la file de droite. Comme celle de droite fait du 20 mètres à l’heure, il ne se fait pas que des amis sur l’asphalte pontalusien.
Pousser en manœuvrant n’est pas chose facile, il lui faudrait de l’aide pour se garer sur la bande d’arrêt d’urgence. A peine sorti, un chapelet d’insulte l’accueille chaleureusement.
- Eh bâtard, tu la bouges ta caisse !
- Connard, tu fais du stop !
- Tu vas te réveiller vieux crouton !
- …
Le QI d’un automobiliste en galère dépasse rarement sa tension artérielle.
Au lieu de s’arrêter deux minutes et lui filer un coup de main, ces atrophiés du bulbe préfèrent le pourrir, bien assis au volant. Sur la Francilienne comme ailleurs, la solidarité est une valeur essentielle de notre monde civilisé. Après seulement 17 minutes, quelqu’un aide Maurice à déplacer sa Xantia. Le tout sous un déluge bienveillant d’insultes et de coups de klaxon.
- Je vous remercie de votre gentillesse.
- Mais c’est tout naturel, ça ne m’a pas pris plus de cinq minutes.
- Quand même !
- Tenez, je vous donne ce jerrican, ça pourrait vous servir.
- Vous allez finir par me gêner.
- Y a pas de mal …
Roger aux abonnés absents, il décide d’appeler sa fille. Après-tout, il lui a donné tellement d’argent de poche que cette ingrate lui doit bien un menu service !
- Tu peux me dépanner, je suis en rade sur la 104 ?
- Je serais bien venue, mais je n’ai plus d’essence. Appelle ton assurance, ils enverront quelqu’un.
- Ok ….
Là-encore, il crache au bassinet depuis tant d’années. Après avoir tout noté, l'opératrice le transfère vers l’assistance. Autant appeler le 15 en plein COVID, la pimbêche de service le remet en attente pendant 45 minutes. Quand ça décroche enfin, il a perdu tout sens de l’humour.
- Les opérations de dépannage sont temporairement suspendues.
- Mais ça fait une plombe que j’attends sur le bord de la route !
- Les opérations de dépannage sont temporairement suspendues.
- C’est bon j’ai compris ! Que se passe-t-il ?
- Nous n’avons plus de véhicules disponibles.
- Et comment ça se fait ?
- Beaucoup sont en panne d’essence.
- Et les autres ?
- Ils sont en route pour les dépanner…
- Et je fais quoi, des merguez ?
- Pourquoi pas, il y a sans doute un rond-point dans le secteur.
- Pensez-vous que Francis Lalanne soit disponible ?
- Qui est ce Monsieur ?
- Ignare !
- Pardon ?
- Il est tard.
- Oui je sais, rappelez dans une heure.
La nuit est tombée depuis un moment, la pluie s’est invitée au bal. Pas le petit crachin mais celle qui tombe dru, vous ruisselle sur le crâne et vous glace les os ! Maurice rentre dans sa voiture, se met le chauffage et tue le temps au téléphone. Personne ne répond : Jeanine prend son cours de tantrisme à la salle des fêtes François Valéry, en général elle met un peu de temps à sortir des vestiaires. Quant à Roger, une carpe serait plus bavarde.
Heureusement, il a deux messages et trois likes sur Le Bon Coin, pour son annonce de ventilateur à pédales, très utile en ces temps de pénurie énergétique. Depuis qu’il a laissé son téléphone à clapet, Maurice a fait son entrée dans le XXIe siècle. Un post sur Facebook, un mail et un ptit tour sur Pornhub, il se dit fièrement que malgré les années, il reste prompt à se mettre en branle. Au moment précis où une idée saugrenue allait traverser son esprit émoustillé, son smartphone se met à vibrer.
- Roger ?
- Qu’est-ce qui se passe, j’ai 27 appels en absence !
- T’es où ?
- J’te l’ai dit ce matin, j’ai décidé de me reprendre en main. Je me suis inscrit au Yoga.
- A la salle des fêtes ?
- Heu … oui, comment tu le sais ?
- Ben, tu as dû voir Jeanine !
- Heu …
Son meilleur ami n’a pas le temps de finir sa phrase, son Samsung lui fait le coup de l’écran noir. Le geek a tout prévu, le chargeur, la prise allume-cigare… Un tour de clé, il pourra redonner une barre ou deux à sa batterie. Malheureusement, celle de la Xantia n’est plus toute jeune, impossible de remettre le contact !
Son moral et ses batteries complètement à plat, Maurice n’a qu'une seule alternative : l’action ou le suicide. Pas facile de se jeter sous les roues d’une voiture qui avance au pas, à moins de rechercher la souffrance d’une mort aussi atroce que lente. Il faudrait être complètement maso pour supporter le passage d’une cinquantaine de véhicules. Ca serait comme tenter de se noyer dans une flaque d'eau. Alors, il va devoir sortir, affronter la nuit froide et pluvieuse puis marcher jusqu’à la station avec son jerrican. Il lui faudra revenir et espérer qu’une âme charitable l’aide à redémarrer, en poussant ou avec des câbles …
La station est à un bon kilomètre. L’humidité ayant réveillé son arthrose, il évalue la durée de sa marche à une dizaine de minute. Dès le premier mètre, il se rend compte d’une chose qu’il n’avait pas envisagé : il va doubler des voitures qui comme lui, poireautent depuis plus de deux heures. Insultes, quolibets, klaxon et même crachats, son petit périple est un véritable chemin de croix. Heureusement, la pluie purificatrice nettoie les mollards qui dégoulinent sur le Jésus du 7.7. Au bout d’un moment, il avance machinalement sans rien voir ni entendre. Il remonte péniblement la file sans tenir compte de l’hostilité ambiante.
Soudain, une enseigne lumineuse lui confirme que la terre promise se rapproche. Il lui suffira de s’insérer discrètement dans la file à quelques mètres de la pompe ou mieux, surgir de nulle part au moment où le gars raccrochera le pistolet. Il contourne la station, longe le bâtiment, se rapproche le plus près possible et attend, comme un fauve prêt à bondir sur sa proie.
Une Mercedes, une grosse bécane, un Ford Transit puis une BM, tout cela lui semble bien risqué. Une Sandero suivi d’une Kangoo, c’est l’occasion rêvée. Il fait le tour à quatre pattes de la Dacia, patiente un peu et au moment opportun, surgit entre les deux voitures.
Surprise !
D’un coup, la mémoire lui revient. Il reconnait au même moment la Renault et son musculeux conducteur, celui-là même qui lui a offert un tour gratuit. Après quatre heures d’attente, le pauvre bougre est légèrement sur les nerfs. Les 115 kilos derrière son gros poing ne sont pas de la gonflette. Le nez de Maurice l’accueille chaleureusement avant de partir au pays des songes.
Le feu crépite dans la cheminée, il a chaud, il est torse-nu allongé sur une peau de bête. Une infirmière nue sous sa blouse s’apprête à finir de le dénuder. Tout irait pour le mieux s’il n’avait pas entre-aperçu sa femme en petite tenue dans la pièce à côté.
- Jeanine, Jeanine … !
Il crie mais personne ne l’entend.
Sa femme est sur le point de commettre le pire avec cet homme qui lui caresse les cheveux. La silhouette est familière, il peine à reconnaître ce visage derrière son masque libertin. Mais sa silhouette est familière, cette gourmette, ces gros doigts boudinés, cette chevalière, ce maillot de Neymar …
- Putain, Roger !!!
- Heu, je s'appelle Youssef.
- Salope !!!
- Calmez-vous, vous pissez le sang. J’ai appelé les pompiers, mais ils n’ont plus d’essence.
- De l’essence … mon jerrican … il en reste ?
- Tout est vide. J’ai fermé la boutique il n'y a pas deux minutes ...
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