Comme d’habitude, M. se réveille, se lève et ne bouscule personne.
Il dort seul, ce qui, comme le lui dit sa vieille mère, vaut mieux que mal accompagné.
Pas tous les jours facile de se réchauffer dans ce grand lit froid, mais au moins il est tranquille pour faire ce que font tous les célibataires : péter sous la couette.
Il boit son café, il est en retard.
Comme d’habitude, il fait gris dehors.
Pas tous les jours la gnaque pour aller taffer, mais bon, il faut bien vivre…
Quand il tourne la clé de contact de sa puissante berline, il ne se doute pas qu’il mettra 1H15 pour faire les 17 kilomètres qui le séparent de son boulot. Plus que s’il avait pris son vélo.
Heureusement que la teneur de sa tâche administrative a largement de quoi l’accaparer, à défaut de le passionner.
L’apogée de sa carrière : des tableaux excel, des slides et des PDF souvent hilarants lui permettent de s’épanouir, à la limite de la vocation artistique.
Le big boss ne sait pas qui il est, ou alors, il prend un malin plaisir à écorcher son nom, il est vrai, d’origine étrangère.
Les choses sont bien faites dans ces administrations, la hiérarchie intermédiaire est là pour redonner une once d’humanité à ce monde cruel. Contrairement au dabe, son supérieur direct le connaît bien.
Et même sur le bout des doigts, ce fieffé connard n’a de cesse que de lui pourrir la vie, à tel point qu’on dirait qu’il a été embauché pour ça.
Depuis trois ans qu’il l’a dans les pattes, tout y passe : humiliations, contrariétés, remises en cause ; il doit mettre à la poubelle et réécrire la majeure partie de ses productions.
Sa bonne humeur est un lointain souvenir, son enthousiasme s’est étiolé au fil des années. Son ambition professionnelle est au point mort.
Comme nombre de ses collègues, il attend le vendredi pour revivre un peu. Comme un condamné à perpétuité, il dessine un petit bâton sur le mur de sa cellule chaque jour qui le sépare de la retraite.
Comme un lundi.
Comme d’habitude.
La révolution industrielle nous a fait hériter d’un modèle de société mécaniciste, chacun étant un rouage indispensable au bon fonctionnement de l’ensemble.
L’enfant rêve de faire ce qu’il aime, le quinqua n’est pas sûr d’aimer ce qu’il fait.
Selon les études, 30 % des salariés souffrent de détresse psychologique au travail.
On déplore trop de burn out, voire de suicides si vous avez la chance d’être flic ou agriculteur.
Sans pinailler sur le chiffre, que nous soyons du MEDEF ou la CGT, on peut tous tomber d’accord sur le fait qu’Henri Salvador dit des conneries.
Ou plutôt qu’il les chante.
Le travail, c’est (pas forcément) la santé.
Et il devient rare que ça ne soit pas le contraire.
Les habitudes ne sont plus de mise.
M. se lève et caresse les cheveux de sa belle presque malgré lui, mais elle lui tourne le dos.
Il sort de la chambre mais ne quitte pas la maison.
Télétravail ou chômage partiel, il reste chez lui.
Il est libre de faire ce qu’il veut dans son grand F3.
Il gère son temps et ses occupations à sa guise, peut faire la sieste ou regarder une série le matin : le bonheur !
Personne pour lui imposer un boulot merdique, ni de chef tatillon pour lui faire des misères. Le frigo est un ami cher : à tout moment il peut lui faire don d’une petite bière ou d’une tranche de jambon, ou deux, ou trois…
Sa belle-mère sucre les fraises dans un EHPAD de la morne Brie. Avec un peu de chance, ça sera bientôt les pissenlits. Confinée dans son charmant établissement, il n’a pas pu lui rendre visite depuis des semaines.
Sa femme l’est aussi, mais pas encore dans un établissement spécialisé. Dans le même appartement que lui, ça s’appelle le mariage.
Le leur bat sérieusement de l’aile, ils passent leur temps à s’engueuler, sans qu’il soit facile de se réconcilier sur l’oreiller. Pour ça, il faudrait booster leur libido. Ou que la voisine de palier vienne égayer un quotidien des plus austères. Le pompier de l’étage au-dessus peut bien rester chez lui, ce bellâtre est ridicule avec ses gros biceps et son casque à pointe.
Les statistiques sont impitoyables, il est parfois difficile de les faire mentir.
Si vous en bavez, mieux vaut aller au taf que de rester chez soi !
Ou alors, vous avez une chance sur deux de sombrer dans la dépression.
Finalement, Henri avait raison…