Imaginons une ville, un village ou un quartier, avec deux boulangeries, quelque part dans les années 80.
La première est tenue par un couple de quadra sans histoire.
Ça respire la droiture et l’honnêteté sans faille.
Les mômes bossent bien à l’école, obéissent à leurs parents, écoutent les Bee Gees et Jeanne Mas, mais jamais avant d’avoir fait leurs devoirs. Le weekend, ils se lâchent sur un Mickael Jackson qui déferle sur le monde.
Il parait que l’ainée va bientôt se marier et qu’elle reprendra sûrement la boutique avec l’heureux élu.
Son frère lui, se laisse pousser la moustache et porte souvent une casquette en cuir. Quand il est seul dans sa chambre, ou avec son meilleur pote quand il vient faire un exposé. Pour Noël, il commandera le double album de Village People et une panoplie d’indien.
Mais leur pain est dégueulasse.
Ça passe quand il est chaud, mais cinq minutes après, leur baguette est sèche comme une éponge au soleil. Les jours humides, elle devient caoutchouteuse à peine dans vos mains.
Heureusement, il y a une autre boulangerie.
Impossible de mettre un âge sur celle qui se tient derrière le comptoir.
Ni de lien de parenté avec celui qui fait un pain aussi délicieux.
Elle pourrait tout autant être sa femme, sa fille ou sa cousine.
Nul ne sait trop d’où il vient, ni l’âge qu’il a.
Plus de soixante, ça c’est sûr, mais rien ne prouve qu’il ne faille pas en rajouter dix ou vingt.
C’est un homme au passé douteux, et au casier judiciaire aussi peu vierge qu’une propriétaire d’estafette en forêt de Fontainebleau.
Il vit seul, et il est de bon ton de dire qu’il ne récolte que ce qu’il a semé.
Il ne sort jamais de chez lui, et les rares personnes qui ont croisé son regard pourraient jurer qu’il les a regardés de travers.
- Comment peux-tu acheter ton pain chez ce salaud !
- Ah oui ?
- Il a fait plusieurs années de prison.
- Tu es sûr ?
- Et des trucs pas terribles pendant la guerre.
- Mais…
- Je sais ce que tu vas me dire, il a payé sa dette, bla bla bla…
- Non, c’est tout simplement qu’il est bon.
Pour finir par un petit secret, il parait même qu’un gendarme y achète sa baguette.
Le bâtard.
Mais il ne faut pas le dire, c’est lui qui doit épouser la fille aînée du boulanger.
L’autre.
Je ne vois pas au nom de quoi on pourrait donner une leçon de morale à quiconque sur ce qu’il lit, regarde, écoute ou mange.
Que celui qui n’a jamais péché me jette la première pierre !
Qui peut dire qu’il n’a jamais lu, écouté, regardé ou becté de la merde.
Je connais assez bien un gars qui à 25 ans, regardait l’Ile aux enfants en se tapant un paquet de pains au lait fourrés avec la bagatelle de 400 g de Nutella.
« Monsieur Du Snob,… »
Ça en fait des perturbateurs endocriniens, des calories, des neurones agressés et des hectares de déforestation…
Et encore, je ne vous parle pas de cette autre épave qui serrait les poings en écoutant « Aimons-nous vivants », chef-d’œuvre composé par François Valery avant qu’il ne se noie dans une barrique de whisky.
En ces temps reculés, au siècle dernier, on pouvait fumer et picoler dans sa voiture, au taf et même à la télé.
Bigard, l’humoriste pas le Général, aurait pu raconter sa dernière blague dans les écoles primaires :
« Quelle est la différence entre la levrette hollandaise et la levrette belge ?
La hollandaise vous tenez la nana par les hanches, la belge par le cartable. »
Aujourd’hui, on lui refuse de le faire à la télé !
Censure rimait avec injure, c’est tout juste si de tolérants lecteurs de Télérama pouvaient vous reprocher d’aimer Aznavour ou Sardou, tout ça parce qu’ils étaient de droite.
Il ne s’agit pas de s’extasier sur la sensibilité du petit Adolf quand il dessinait des Panzers à l’école primaire de son village autrichien. Ni de son échec à l’académie des beaux-arts de Vienne.
Par contre, on peut douter du discernement de ceux qui tombent sans vergogne dans le panneau de l’anachronisme.
Le grand classique, c’est Céline.
Louis-Ferdinand, pas Dion.
Voyage au bout de la nuit, publié en 1932 est considéré comme une œuvre humaniste, critique du colonialisme et du capitalisme !
En 1936, il sort Mort à crédit, puis est invité en URSS.
A son retour il écrit un pamphlet antisoviétique, puis d’autres violemment antisémites, avant de sombrer dans le racisme radical et la collaboration.
Avec au passage une apologie d’un moustachu, qui depuis son échec artistique, s’était rendu célèbre.
Je dois dire que je n’ai pas eu envie de le lire pendant longtemps, malgré le matraquage du génial Fabrice Luchini.
Et puis…
De la même manière, ceux qui apprécient moyennement le Bertrand Cantat féminicide oublient souvent l’artiste reconnu qu’il a été pendant 20 ans.
Que dire de Dieudonné M’Bala M’Bala, qui était bien pote avec Elie Semoun bien avant de fréquenter Alain Soral.
Et Tino Rossi, le rossignol corse ?
Le père Noël existait bien avant son affection pour l’industrie automobile d’outre-Rhin.
Aujourd’hui, le cinéaste Roman Polanski est dans la tourmente.
Si la vie a été tragique pour le franco-polonais, il semble que certaines jeunes filles auraient mieux fait de ne pas croiser sa route.
Il est révoltant que certains notables puissent passer aussi facilement à travers les mailles de la justice. Des mailles qui ne sont pas de la même taille pour tout le monde. Ne soyons pas naïfs, le nombre d’actes « illégaux » qui restent impunis est clairement supérieur chez nos élites que chez les pires racailles. Et on ne sait pas tout.
Mais nous expliquer que voir « J’accuse », lire Céline ou chanter « Petit Papa Noël » est un acte condamnable, qui cautionne moralement et financièrement un salopard !
Certainement plus symptomatique d’un manque cruel de neurone que d’une éthique qui vous honore.
Mais après-tout, la tolérance peut même aller jusqu’à excuser ceux qui ne le sont pas.
En tout cas celle que je revendique.
Empêcher des spectateurs d’aller au spectacle, brûler un livre ou prôner la haine de qui que ce soit est la marque de ceux qui ont basculé d’un côté bien obscur.
Les fachos de tous bords sont fatigants.
Et ils ne portent pas tous un uniforme SS.
Ça serait trop simple…