La famille A. est une famille normale.
Monsieur et madame travaillent tous les deux, ce qui, convenons-en, l’est peut-être de moins en moins.
Normal.
Plus grâce au chômage que par conviction obscurantiste.
Leurs deux filles vont à l’école, où elles travaillent plus ou moins.
Comme pour beaucoup de Français, moyens ou pas, les fins de mois commencent le quinze et se terminent à coup d’agios, le meilleur ami du client bancaire. Sauf pour les usagers, ceux qui ont le bonheur d’être à la Poste.
Des crédits, quelques AVC dans leur entourage, des cellules qui sombrent dans l’anarchie, comme les black blocs. Quelques coups de canifs au contrat de mariage.
Une famille normale vous disais-je.
Un soir d’hiver autour d’un bœuf aux carottes, Monsieur A. prit la parole.
- C’est pas un peu sec ma chérie ?
- Tu as raison, j’aurais dû prendre de la macreuse, pas du bourguignon.
- Oui parce que …
- C’est sec, je sais. Mais tu n’aimes pas les morceaux de gras qui crissent entre les dents.
Si j’avais été là, je me serais permis de lui conseiller de laisser mijoter le bourguignon longtemps à feu très doux. Après une phase un peu semelle, il finit par retrouver une tendresse maternelle.
- Oui mais je suis rentrée un peu tard du boulot.
- Vous auriez pu le cuisiner dimanche et le mettre à réchauffer tout doucement dès votre arrivée à la maison.
Certes ce dialogue est passionnant et essentiel, mais il ne fut pas le seul ce soir-là. Au programme, les vacances estivales, prévues de mi-juillet à mi-août.
- On va se faire un petit tour de table pour tâter le terrain, savoir un peu ce qui vous ferait plaisir cet été. Qui commence ?
- Perso, j’avais bien aimé le club-hôtel il y a deux ans en Turquie. On a passé deux semaines trop cool, pas de contraintes, de courses à faire. On s’est bien marré, et on avait plein de potes.
- Oui mais les spectacles étaient nazes, moi j’ai préféré l’ambiance du camping dans les Landes. Et puis les buffets à volonté, c’est bien, mais pas trop pour la ligne.
- Là on pourrait aller en Tunisie, c’est moins cher et on est sûr qu’il fera beau.
- Moi j’adore les vagues de l’océan, et là-bas, y’a personne en burkini.
- La dernière fois, on n’a pas vu le soleil pendant deux semaines.
- C’est bon les filles ! Et toi chérie ?
- Moi je verrais bien quelque chose de plus roots. Avec tente, rando, merguez et coup de rosé.
- Génial ! On va bien se marrer au coin du feu.
- Tu as toujours ta guitare ?
- Ah, ah, trop drôle la daronne.
Et toi, tu as toujours ton carnet de chant, avec l’intégrale d’Hugues Aufrey et de Maxime ?
- Oh oui, ça me rappellera les colos.
- Et s’il pleut, on pourra faire du macramé.
- Et la nature, c’est sympa les balades ?
- Géniales les vacances !
Autant dire que les attentes de chacun n’ont pas grand-chose à voir avec celles des autres.
Il est temps pour le père de jouer son rôle en rapport à son auguste statut de chef de famille.
Si on réfléchit un peu, il n’est pas facile de trouver un point commun, géographique ou autre, entre les trois propositions qui se sont démocratiquement exprimées autour du plat en sauce.
En réfléchissant un peu, entre une bouchée de bœuf filandreux et une gorgée de Brouilly, il se dit que deux options s’offrent à lui.
Proposer un quatrième projet, différents des trois autres en espérant se montrer assez entraînant pour convaincre les autres. Lui par exemple, louerait bien une cabane de pêche dans la somme.
Réfléchir à une synthèse, trouver un truc qui pourrait contenter la populasse. Avec un critère évident qui n’a pas été évoqué, les finances. Après une livraison de fioul domestique peu conviviale et le changement des quatre pneus de la splendide berline familiale, le budget vacances est un peu comme sa ceinture abdominale dans son pantalon.
Serré.
- Alors papa, et toi ?
- Tu te rappelles ma chérie, le VVF de Seignosse où nous fîmes connaissance ?
- Oui pourquoi ?
- Maintenant, ça s’appelle les Clubs Belambra.
- Et alors ?
- Le CE de ma boite propose un séjour à celui de Saint-Jean- de Monts, pour un tarif plutôt intéressant.
- C’est où ça ?
- En Vendée. C’est pas les Landes, mais il y a des vagues. Il parait que l’animation est plutôt cool et on pourra faire des randos en bord de plage ou dans les marais salant.
- Génial, c’est vachement vallonné.
- Mais, il y a la dune ma chérie.
…et bla et bla et bla…
Les palabres durent deux heures, et surtout, cette solution assez peu onéreuse et sensée mettre tout le monde d’accord finit par ne satisfaire personne.
Chacun campe sur sa position et ne voit que ce qu’il voudrait et n’aura pas.
Malgré un bon épisode de NCIS, chacun ira se coucher avec dans son cœur un amour relatif pour les autres membres de la famille.
Autant dire que la nuit des parents sera moins crapuleuse que celle de leurs noces.
J’aime beaucoup Patrick Dewaere.
Claude Miller lui a donné un rôle magnifique dans « La meilleure façon de marcher ».
Il y joue un moniteur de colo viril qui harcèle son collègue qu’il juge efféminé.
Claude Piéplu, l’inimitable voix des Shadocks, en est le Directeur, despote en costard / cravate.
Désireux de dynamiser un séjour qui s’essouffle un peu, il décide de mettre une boite à idée au réfectoire, une urne dans laquelle chaque enfant pourra mettre un petit papier avec une suggestion, de manière anonyme.
Une véritable démocratie participative, des décennies avant Ségolène Royal, la Diva du Poitou.
Après trois jours de vote, Piéplu procède au dépouillement devant tout le monde. Il ouvre l’urne, en sort les petits papiers, bulletins de vote de ces apprentis citoyens.
Il déplie le premier et lit ce qui y est écrit :
« Un concourt de bite ».
Toute la colo s’esclaffe, et le Directeur met immédiatement fin à ses velléités démocratiques.
Ce soir, Manu doit enfin révéler la synthèse de la grande consultation nationale.
Bonne chance à lui !
On verra les mesures qu’il propose, mais je ne suis pas persuadé que chacun des millions de Français en trouve une qui le satisfasse.
Et quelque chose me dit qu’on aura encore plus de déception et de contestation après, qu’on en avait avant.
Un petit pari dont je ne connais pas la cote sur Betclic :
Il y aura deux fois plus de gilets jaunes en vadrouille le prochain samedi que lors du précédent.