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HIBERNATUS


Cette année-là, l’hiver n’en finissait pas, à tel point que le printemps se faisait désirer comme jamais.

Il était plus de 22H00 quand Esther sortit du gymnase pomponnée et coiffée après plus d’un quart d’heure passé sous les douches chaudes du vestiaire. Elle n’aimait rien tant que ce moment, quand l’entrainement de volley terminé, elle réglait avec minutie la température de l’eau. Puis elle appuyait, et le flot tant attendu pouvait se déverser sur elle, la laver, la détendre et la réchauffer. Un vrai plaisir, tout autant qu’un rituel qui voyait chaque centimètre de son corps savonné et lustré comme le capot d’une Bugatti. Ses complices purent même la voir se brosser les dents comme si elle ne l’avait pas fait depuis quinze jours. Il lui fallut essuyer le miroir embué pour tenter de domestiquer une chevelure luxuriante.

Ses copines comprirent que ce soir, elle ne rentrerait pas directement à la maison.

- Comment s’appelle-t-il ?

- Qui ?

- Celui qui risque de ne pas oser te toucher tellement tu es propre.

- Ah non, pas du tout, je vais au ciné avec mes cousins.

- Ouais, fais attention à la consanguinité !

- Vous êtes couillonnes les filles…

C’était une jeune fille secrète, et il était hors de question que ses amies, ou sa famille, sachent qu’elle avait rendez-vous avec Pierre. Ni personne d’ailleurs. Elle n’avait pas honte, ni de lui ni de ce qu’elle faisait, mais elle tenait par-dessus tout à compartimenter sa vie. Chacun de ses aspects avait son existence propre, une case hermétiquement fermée, et dont elle défendait farouchement le périmètre. Quiconque voulait tailler la route avec elle devait le comprendre, sous peine tout d’abord d’agacement, puis de bannissement du royaume. Par ordre express, ferme et à chaque fois définitif de la Princesse héritière.

Bien des condamnés croupissaient dans quelque geôle torride, en attendant un procès qui ne viendrait jamais.

Pierre ne le savait que trop, et intelligemment, il avait décidé de ne pas brusquer les choses. Et pourtant, tout son être bouillait tellement qu’il aurait pu exploser, comme une bombe dont la pression monte depuis longtemps, et retapisser les murs de son appart de ses entrailles. Son self contrôle de judoka lui avait permis de ne pas trop montrer ce qui lui retournait les tripes depuis des mois. Rester cool, coûte que coûte, était la seule voie possible pour arriver à ses fins.

Certaines des filles avaient succombé au charme de ce brun finalement pas si ténébreux, et nombreuses étaient celles qui rêvaient de passer leur main dans ses cheveux vigoureux et ondulés. Ou sur son torse généreux, pour les plus entreprenantes d’entre-elles. Aucune n’avait jusque-là gravi les six étages qui se dressaient entre le trottoir et sa chambre de bonne rue Didot. Les seules femmes ayant eu ce privilège étaient sa mère et sa cousine, qui l’avaient aidé pour son aménagement. Pour être honnête, c’est plus lui qui leur avait donné un coup de main, et les deux femmes pouvaient se sentir fières de son petit nid. Avec plus de goût que de moyens, elles lui avaient agencé un petit domaine où l’amour serait roi. C’était un gars direct et gai, qui malgré son âge avait déjà une solide expérience de ce don magnifique que les filles hésitaient rarement à lui faire.

C’est véritablement dans la nuit du vendredi 10 mai que le mouvement prit une forme insurrectionnelle, avec l’occupation du Quartier latin, les barricades et l’affrontement direct avec les CRS.

Avant ça, Gilbert s’était plus senti préoccupé par l’obtention de sa première année, que véritablement impliqué dans cette ferveur étudiante. C’est même un peu par hasard qu’il avait assisté à quelques échanges moyennement amicaux entre jeunes gauchistes et forces de l’ordre.

Loin d’être un étudiant modèle, il était de ces privilégiés en mesure de vivre de leur passion. Il adorait prendre le bus et franchir la lourde porte de la fac. Cette vie qui grouillait semblait couler dans ces veines. Sans être timide, il ne connaissait pas grand monde et ne parlait vraiment qu’avec deux ou deux trois potes. Il fuyait les banalités et se contentait d’observer ceux dont c’était l’usage. Sans jugement, juste avec la satisfaction de ne pas participer à des blablas dont il avait du mal à cerner l’utilité. Du coup il se sentait un peu à l’extérieur du fourmillement qui emballait une jeunesse pour qui l’occasion était si belle. Les quelques fois où il s’était retrouvé embarqué dans des soirées étudiantes, il les avait plus vécues comme un spectateur attentif au moindre détail que comme un acteur qui s’amuse.

Il était comme les autres, ceux de son âge, et aspirait à se laisser guider par ses désirs. Pour le moment, il trouvait son plaisir dans la lecture, et il attendait souvent l’instant où il se retrouvait dans la cuisine, face à la fenêtre, plongé dans son bouquin.

Une pause en dehors de tout, du temps qui pour une fois pouvait s’arrêter.

 
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