On oublie trop souvent que mai 68 fut aussi, avant tout, laissons nos amis historiens s’étriper, une énorme grève générale. Depuis plus de vingt ans, la France de l’après-guerre s’était mise au boulot.
Sérieusement.
Docilement.
Sans trop rigoler.
Tout le monde bossait, sans trop se poser de questions, en tout cas pas celle de son bien-être ou de ses loisirs. Le bonheur n’était plus un fantasme et chacun pouvait trimer pour s’offrir à crédit la bagnole, l’appartement ou le pavillon de ses rêves. Et dont il pourrait largement profiter lors d’une retraite certes un peu courte, mais bien méritée. Un contrat social entre un pays et ses habitants, entre une république et ses citoyens. Donnant-donnant, de l’espoir contre de l’ordre. Ça n’avait pas si mal fonctionné depuis le début des années 50, et pour la première fois, les ouvriers exprimaient leur insubordination. A un ordre. Celui de l’usine.
Leurs camarades étudiants pouvaient d’autant plus avoir la tête dans les étoiles qu’ils avaient moins les mains dans le cambouis. Sauf ceux qui réparaient leur mobylette.
L’époque était celle d’une indéniable conscience politique, mais je crois que la jeunesse y trouvait avant tout une occasion de vivre avec insouciance. L’amour et la révolte, la liberté qu’elle revendiquait, étaient surtout l’expression d’une volonté de transgresser ou d’expérimenter. Comment en vouloir à ces jeunes gens de simplement se marrer un peu, ou beaucoup, avant de devenir adulte ?
Élève d’un lycée parisien, on la voyait comme une élève assez studieuse.
Elle avait pas mal de potes, et sa façon d’être aurait pu laisser croire que certains d’entre eux pouvaient profiter de ses faveurs. Tactile, assez familière, usant de petits vocables affectueux, ses relations de cour d’école passaient parfois pour plus qu’elles n’étaient. Plus une manière de créer une ambiance sympa autour d’elle que d’attirer le regard ou l’attention. Encore que…Elle était vraiment jolie avec ses yeux en amande capables de vous envoûter. Pas forcément de celles que l’on remarque tout de suite, mais dont croiser le regard était rarement anodin.
Pierre le savait bien, mieux que personne.
En terminale scientifique, c’était un beau gosse, bien bâti. Un peu ténébreux, comme on pouvait le dire des hommes d’origine italienne. Son vrai prénom c’était Pietro, mais tout le monde l’appelait Pierre, sauf sa mère. Il sentait qu’il était sur le point de percer un peu plus que le mystère de cette fille déroutante. Plusieurs fois, il avait cru qu’elle allait lui faire le cadeau de son petit corps si sexy. Il l’avait caressée, effleurée, embrassée, mais pas plus. Et pourtant, bien des signes lui montaient qu’elle en avait envie.
Bien à l’abri dans une couverture ridiculement petite pour lui, Gilbert était loin de s’imaginer le prix qu’il faudrait payer pour goûter à ce trésor.
Ce bon Georges ne lui tapait plus trop sur les nerfs depuis qu’un cessez-le-feu s’était instauré entre eux. Ses pensées se firent plus légères et purent enfin vagabonder au gré de paysages maritimes et montagneux, de la morsure du soleil à cette odeur d’herbes coupées qui était sa madeleine. Rien de crapuleux, juste un papillon qui l’entraînait avec légèreté et insouciance, en lui donnant sa petite main. Sans jamais la lâcher. Il n’osait à peine l’imaginer le butiner, ni l’inverse d’ailleurs. Et pourtant quelque chose lui disait que ça devait être sacrément bon.
Gilbert était un jeune homme qui jusqu’ici s’intéressait plus à ses études qu’aux nanas. A tel point que certains de ses potes le voyaient encore puceau, aucun n’ayant l’outrecuidance de lui prêter des aspirations contre-nature. Il s’en foutait. Devenir un homme l’été dernier ne lui avait procuré aucune fierté particulière, ni la satisfaction du rite initiatique accompli, comme la fin de l’enfance.
Il avait pris la décision de concentrer son énergie sur ses objectifs étudiants et les filles restaient de superbes inconnues qu’il aurait bien le temps de découvrir une fois son agrégation de lettres classiques en poche. Il avait toujours aimé lire des histoires, et plus encore en raconter. Son institutrice de CM1 lui avait donné l’occasion de se rendre compte qu’il était même capable d’en écrire. Un conte. Game of Thrones 40 ans avant. L’enseignante était à cette époque une des rares adeptes de la pédagogie Freinet, Célestin de son prénom, qui avait élaboré sa célèbre méthode dans les geôles torrides de Vichy, ça ne s’invente pas ! Bref orienter le travail de ses écoliers sur des productions concrètes avait permis au jeune garçon d’aller au bout de l’écriture d’un petit « contes et légendes