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HIBERNATUS


Esther était un papillon.

Elle ne vivait pas dans cette nostalgie révolutionnaire qui engendrait tant d’utopies. Elle laissait à d’autres les échanges fraternels avec les forces de l’ordre. Pas vraiment gauchiste, elle se sentait profondément de gauche. Sans se sentir appartenir à une classe qui bientôt n’aurait plus rien d’ouvrière, elle semblait peu réceptive à certains discours ambiants. Plutôt une indignée, sensible comme pas deux à tout ce qui ressemblait à de l’injustice. Il fallait voir son regard, mélange de tristesse et d’humanité, quand elle donnait quelques pièces aux mains qui parfois se tendaient dans les rues de Paris.

Personne, à commencer par elle-même, n’aurait pu imaginer ce petit bout de femme affronter ces éducateurs de rue, mastodontes de cuir qui arpentaient le pavé. Ni leur jeter des fleurs. Ce n’était pas une hippie, elle sacrifiait juste aux rituels vestimentaires du moment. Les pieds sur terre et la tête dans les étoiles aurait pu être sa devise. C’était une période moins trouble que pleine d’espoir, propice à cette jeune femme qui par-dessus tout, aimait butiner.

L’hôtesse était une belle femme. Juste un maquillage trop marqué au goût de Gilbert. Quelques rides et un grain de beauté à cacher, il rigola tout seul en pensant que pour une fois, dire qu’elle avait quelques heures de vol n’avait rien de graveleux. Il poussa même le délire jusqu’à espérer rencontrer un jour une technicienne d’EDF ou des PTT. Juste pour pouvoir lui dire qu’elle avait dû en dérouler du câble…

Ou le penser, il était bien trop timide.

Il décida de relever le défi que Georges lui soumettait. Il allait lui montrer qui il était.

- One beer.

- Et pour vous Monsieur ?

- Whisky, please.

Il aimait à croire qu’il parlait bien anglais.

- Les alcools forts sont payants Monsieur, ça fera cinq francs.

- Très bien, mettez-moi un double s’il vous plait.

La guerre était déclarée, et comme chacun sait, les batailles ne sont jamais gratuites, surtout si on sort la grosse artillerie. La course à l’armement continua sur un bon rythme, de quoi délester ses poches de quelques biftons.

Peu importe pensa-t-il, la vie à Katmandou est bien moins chère qu’à Paris. De toute façon, il espérait bien y vivre d’amour et d’eau fraîche, ce qui restait quelque chose de très abordable. Pas l’ombre d’un doute, il était tombé sous le charme hypnotique de son regard. Il la connaissait depuis deux mois seulement, et il était persuadé que Butterfly viendrait se poser sur lui, butiner la vie avec lui.

C’est Georges qui tira le premier, comme Messieurs les Anglais. Tête légèrement en arrière, bouche entrouverte, le concert commença en douceur. Comme le vrombissement lointain d’un avion. D’abord hésitants, les ronflements se firent puissants et réguliers. Un tir d’artillerie lourde à même d’écraser l’ennemi sans qu’il puisse répliquer. Mais Gilbert trouva les ressources pour ne pas s’avouer vaincu sans combattre. S’endormir dans un tel vacarme tenait de l’exploit, et il eut la lucidité de s’en remettre quelques-uns dans le cornet. Morphée pu enfin lui tendre ses bras, et là, mes amis …

La bataille fut homérique, sans que l’un ou l’autre des belligérants ne puisse en témoigner. C’est une guerre qui restera ignorée du grand public, pas dans les livres d’histoire comme on dit. Et pourtant, bien de leurs voisins d’infortune s’en souviennent encore…

Tout petit déjà, Gilbert aimait lancer des projectiles. Faire des ricochets. Toucher une cible. Loin. Le plus possible.

Alors balancer quelques pavetons dans les rues de la capitale…

Allergique aux discours trop formatés, qu’ils viennent de Karl, Léon ou du Grand Timonier, il se sentait plutôt anar. Sa vision n’était pas celle d’une jungle où tous les coups sont permis, mais il aurait bien construit un monde où l’homme respecte certains codes, sans qu’il soit nécessaire de lui faire rentrer dans le crâne à coups de matraques ou de petits livres rouges.

Bien qu’extraverti, comme peuvent l’être certains timides, il ne s’était jamais hasardé à prendre la parole en public, dans les AG surchauffées de certains amphis. Manifester au rythme de slogans qui n’étaient pas de lui l’amusait moins que chercher querelle à des CRS qui eux aussi n’en demandaient pas tant. Surtout si ces braves fonctionnaires restent à portée de pavés.

Courageux jusqu’à un certain point. Ou manque de conviction, pas assez en tout cas pour justifier un affrontement direct.

Il ne rêvait pas de ce genre de corps à corps.

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