- On ne va pas se mentir, je suis arrivé au bout de ce que je peux faire. J’en ai plein les bottes. Il n’y aura pas de Yala pour moi.
- Après une bonne nuit, on ne sait jamais ?
- A part porter conseil, je ne vois pas le bois de mes jambes se transformer en muscles d’acier. Et sauf si une bonne turista s’en mêle, j’aurais du mal à perdre les quelques kilos qui m’encombrent.
- Qu’est-ce qu’on fait alors ?
- C’est simple, vous partez tous les deux avec Galzen, et moi je reste ici avec Kishor pour faire la popote. J’irai faire des courses, on vous préparera une bonne blanquette de veau.
Le guide confirma que c’était possible, qu’il pouvait très bien gérer l’ascension seul avec deux clients. Il avait pu jauger Gilbert et il n’avait plus de doute sur ses capacités. Quant à Isabelle, il aurait pu l’amener au sommet de l’Annapurna…
- J’ai pas envie de te laisser ici.
- Tu rigoles, on va bien se marrer. Si ça se trouve, je vais même découvrir l’amour. Ma gazelle, fais-le, tu en rêves.
- Pas sans toi.
- Et ma conscience ! Je m’en voudrais tellement si tu n’y allais pas.
- Et la mienne !
Ils s’écartèrent de quelques mètres, se prirent dans les bras et restèrent enlacés un long moment, sans un mot. Les deux autres se regardaient, en souriant bêtement. Ils revinrent les yeux rougis, avec un rictus plus tristounet que rassurant. Elle prit la parole, d’une voix chevrotante, qui ne semblait pas être la sienne.
- C’est décidé, on fera comme ça.
- Allez, ça s’arrose, une bonne Gueuze !
- Pas sûr qu’on en trouve dans cette taverne.
- Un bon verre d’eau pour vous, Rakshi pour bibi.
Le Tamang fit ce qu’il put pour faire gros ses yeux bien plissés, comme deux meurtrières.
- Mais je peux boire un coup, moi, demain je fais la grasse mat. Par contre vous les grimpeurs, c’est niet, pas de bibine.
Du coup, Galzen ne se fit pas prier. Il poussa le professionnalisme jusqu’à l’hospitalité et but un verre de gnole avec lui. Puis deux, puis trois. Le quatrième était servi, mais il ne put que tremper ses lèvres. Il se leva soudainement, comme un robot qui reprend vie, et se tourna vers sa tente. Son esprit démarra, mais pas ses jambes qui ne lui obéissaient plus. Il s’écroula, face contre terre, sans se faire mal. Il s’était endormi d’un coup, et ronflait déjà.
Ils ne furent pas trop de trois pour l’allonger dans son duvet. On aurait dit trois sbires de la Camorra qui charriaient un cadavre.
- C’est bien la première fois que je le vois sauter un repas, j’espère qu’il ne se lèvera pas cette nuit.
Et ils se jetèrent sur leur dhal quotidien, en rêvant d’entrecôte, de frites et de camembert. Quoique sûrement bienvenu, le coup de rouge était en option. Ils étaient un peu jeunes pour apprécier le sang de la terre.
Bientôt, il fit très froid.
Les deux Népalais les saluèrent et prirent congé.
Ils eurent beau se blottir, le gel était impitoyable. Pour la première fois, Isabelle était morose, et ça se sentait. Pas de câlin sous les étoiles.
Pourtant, à cette altitude, le ciel était encore plus beau que la veille. Les astres s’allumaient les uns après les autres, et le spectacle devenait grandiose.
Ils avaient l’Univers à portée de main, et l’occasion ne se représenterait pas de sitôt. Jamais si ça se trouve.
Le vacarme dans la tente était assourdissant, un truc inhumain, entre la tronçonneuse et la moissonneuse-batteuse.
Elle s’y dirigea, sans un mot, juste un regard triste.
- Bonne nuit.
Il se glissa dans son duvet, mais pas dans le sommeil malgré la fatigue. La toile, imperméable à certaines choses, ne l’était pas pour le bruit.
C’est comme si une entreprise de travaux publics s’était installée là, à côté de lui, ou s’il campait sur le bord d’une piste, à l’aéroport d’Orly.
Le Belge était trop fort, il lui fallut une nouvelle fois se résigner.
Il aurait pu lui aussi taper dans la gourde, mais ça hypothéquait ses chances du lendemain.
Et il avait furieusement envie de grimper là-haut.
Piégé dans cette prison sonore, il laissa filer ses pensées.
Il finit par se dire que la vie était décidément bien étrange.
Deux personnes allaient faire une ascension, chacune sans celle avec qui ils rêveraient de la faire.
Ce fut ce qu’on appelait une courte nuit.
Il ne s’endormit que très tard, et fut réveillé avant cinq heures.
Pas par Galzen mais par le froid. C’était l’une des pires sensations qui soient.
Complètement engourdis, il s’extirpa difficilement de sa tente.
Comme tous les matins, il s’attendait à trouver Isabelle frétillant comme un gardon. A sa grande surprise, c’est une tête plus bovine qui émergea de la fermeture éclair.
- Ca va, et ta grasse-mat ?
- Gilbert !
- Quoi ?
- Elle ne se sent pas bien, elle ne vient pas avec toi.
Pas plus de blonde que de petite brune, il allait se farcir le Yala en tête à tête avec Galzen.
HIBERNATUS III