La fusée humaine s’était dissipée comme un rêve quand Clément commença à montrer les premiers signes de fatigue. Le souffle court, haletant, il était trempé de sueur malgré une température encore assez froide.
Son pas s’était alourdi et devenait saccadé, bien loin du rythme affiché une heure plus tôt.
Les symptômes d’une lassitude grandissante qui finirait par l’amener au bord de la rupture. La pente était impitoyable, alors il s’inventait un pourcentage moins abrupt en ralentissant, puis en repartant de plus belle. Cette irrégularité n’arrangeait pas les choses, pire, elle accentuait la fatigue. Bientôt, il ferait des pauses, et l’une d’entre-elles serait définitive.
L’œil acéré de Galzen le vit rapidement, il comprit qu’il fallait tenter quelque chose. Kishor était déjà loin, et si le Belge s’écroulait, les quatre devraient redescendre sur Kyanjin Gompa. Il était préférable de tout faire pour grimper jusqu’à Yak Kharka, le camp de base du Yala Pic. Une fois là-haut on pourrait aviser et éventuellement scinder le groupe avec un guide pour chacun.
Le professionnel aguerri qu’il était savait que trop encourager un marcheur en difficulté pouvait s’avérer contre-productif.
En plus de la souffrance, la mauvaise conscience s’invitait et le pauvre gars se voyait comme un boulet qui non seulement ralentissait tout le monde, mais qui pouvait flinguer l’expédition.
La bonne méthode était de dédramatiser, de ne pas en rajouter des tonnes en hystérisant le débat. Le guide décida d’en parler discrètement à Isabelle tout en marchant.
- He’s tired, I’m not sure he can succeed.
- He’s stronger that you can imagine.
- You know him, but the next two hours should be so hard for him.
- Let me try something.
Malgré la fatigue et la sueur qui coulait dans ses yeux, son esprit restait vif comme la truite qui remonte un ruisseau.
Il s’arrêta, la jeune femme vint près de lui.
- Qu’est- ce qu’il t’a dit ?
- Rien de spécial.
- Tu me prends pour une buse ?
- Ok, pas de petit secret entre nous.
- Je préfère.
- Il reste environ deux heures de grimpette, ce qui est encore long. Il faudrait que tu retrouves le rythme régulier que tu avais au début.
- Plus facile à dire qu’à faire, j’voudrais bien t’y voir avec un quintal à porter.
- Tu as raison, donne-moi ton sac, ça rétablira une certaine équité. Et continue de fondre, dans une heure tu auras perdu trois kilos de plus. Avec le sac, ça fait huit…
Clément aurait bien ri s’il en avait eu la force, il se contenta de sourire.
- Allez champion, on repart. Respire bien on y va doucement. Après-tout, on n’est pas si pressés. Tu n’attends personne là-haut ?
- Si, toi.
- On va grimper ensemble, tranquillement.
Certains mots avaient joué leur rôle, ou plutôt, ceux qui auraient pu fâcher n’avaient pas été prononcés. Et surtout, Isabelle avait fait preuve d’une bienveillance extrême, montrant beaucoup de calme et de sérénité. Aucun agacement, aucune peur, son langage corporel était sibyllin.
L’ours ne s’était pas fait cabri, mais la machine s’était remise en marche.
Péniblement, mais en marche.
« Ah l’amour », pensa Gilbert sans la moindre jalousie.
Pas de nature à sonner le retour de la mélancolie.
Leur relation était belle et générait une énergie positive. Elle n’avait rien d’excluant comme peuvent parfois l’être des amants qui font le vide autour d’eux et se comportent comme si le monde n’existait pas.
Il n’avait aucun doute et savait qu’il arriverait en haut.
Il ne se surestimait pas mais rien ne l’en empêcherait.
Il n’y croyait pas, il le savait.
Comme tous les jours où il était de sortie, le soleil découpait maintenant les crêtes au chalumeau. Les plaques de neige scintillaient. Dans peu de temps, la petite troupe aborderait les premières glaces qui brillaient tellement qu’on pouvait à peine les regarder.