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HIBERNATUS


Malgré la fatigue, il paya cash sa lourde sieste.

Sa nuit fut rythmée par les sons qui sortirent de la bouche de Clément.

L’épaisse toile des tentes masquait beaucoup de choses, mais pas les bruits.

Pire, c’est comme si elle amplifiait les choses, comme l’aveugle qui entend tout.

Des chuchotements firent place à des halètements, certes contenus mais sans équivoque. Puis sa respiration devint plus régulière, plus forte.

Et le concert commença.

Des ronflements à faire trembler le mont Elbrouz, surtout s’il avait été dans l’Himalaya. Le salaud n’avait rien perdu de son talent depuis leur première rencontre, dans l’avion. Mais cette fois, il était désarmé. Résigné, vaincu par des légions surpuissantes. La tentation d’aller taper dans la gourde de gnôle lui parut dangereuse, sa dernière rencontre avec la molécule d’éthanol ayant été douloureuse.

Peu avant l’aurore, il y eut ces moments entre sommeil et éveil, ceux où l’on se souvient de ses rêves, où l’esprit, sans les contrôler, peut agir sur leur scénario.

Il aurait tant aimé y inviter Esther, mais il avait tellement pensé à elle pendant ces longues heures de veille que son cerveau sembla prendre quelques vacances.

Kyanjin Gompa n’était pas un village de vacances.

Le mieux aurait été de se recoucher et dormir toute la journée, mais c’était risqué pour la nuit qui suivait.

Une fois le petit dèj avalé, les deux Tamangs partirent se recueillir au monastère, comme avant chaque ascension. Quand ils le pouvaient, ils faisaient une offrande à une divinité protectrice. Virudhaka, un des Gardiens des directions, aurait droit à sa portion de fromage, largement de quoi faire le maximum pour veiller sur eux.

Religion ou philosophie, le Bouddhisme attirait de nombreux occidentaux, comme rempart d’une société de consommation qui prenait le pouvoir sur tout.

Accepter la souffrance, se contenter de ce qu’on avait étaient des préceptes utiles, avec pour beaucoup, un petit tour par les paradis artificiels.

Gilbert n’était pas de ceux-là, mais ce qu’il vivait avait un petit quelque-chose d’une expérience mystique.

Depuis toujours insouciant, il avait presque à chaque fois fini par obtenir ce qu’il voulait. Quand c’était impossible, ça ne le perturbait pas plus que ça, et il passait à autre chose. C’était la première fois qu’il se projetait, et cet avenir portait un nom. Avec une force absolue et irrépressible.

Il avait tout de suite ressenti cette puissance, et aussi qu’elle était du domaine du possible. Il ne pouvait posséder ce qu’il désirait le plus au monde, et devait apprendre à vivre sans. Il lui fallait s’abstraire de cette envie qui le faisait souffrir et apprendre la sérénité. Dépasser ce désir si fort, ne pas le laisser le ronger, il était vital d’orienter son énergie sur le présent, d’ouvrir les yeux sur les autres et de dépasser sa souffrance.

Monter en haut du Pic Yala symbolisait ce chemin.

Il fallait faire sans Esther.

Au présent, pour le futur, il verrait bien.

Ses deux complices étaient venus ici dans un but précis.

Clément bossait pour le Courrier de l’Escaut, journal qui lui avait commandé un reportage sur cet exode des jeunes vers Katmandou. Bien loin des codes en vigueur dans la vieille Europe, et dans la Belgique du Roi Baudouin qui n’était pas connu pour être un hippie notoire.

Isabelle, sans être photographe professionnelle, l’avait suivi pour prendre des clichés. Au moins de quoi financer un voyage qui surtout l’amenait près de montagnes qui la fascinaient.

C’était une aubaine dans leur histoire, l’occasion idéale de vivre ensemble une chose forte, peut-être de franchir un cap.

Pour eux-aussi, ça n’avait pas été aussi simple qu’ils le croyaient.

Avec au programme de l’imprévu et l’incompréhension. Quoi que jamais très loin, la souffrance n’avait pas eu l’opportunité de s’incruster dans cette belle histoire.

Des ondes positives émanaient des deux tourtereaux, sans le sentiment d’exclusivité qui pouvait aller avec. Ils vivaient leur vie avec naturel, sans trop se soucier de leur image.

Ils parlaient et faisaient les choses sans filtre, ce qui ne les empêchait pas d’ouvrir les yeux sur les autres.

Ils savaient bien pourquoi le français était venu ici. Parfois joyeux, souvent espiègle, il avait des absences et des périodes de mélancolie. Le garçon était pudique, et il n’était pas évident de cerner la force de sa souffrance, de cette peur qui subitement avait pris possession de son esprit.

Pas de parade indécente, ils n’en rajoutèrent pas dans l’affichage de leur bonheur.

- Elle te manque ?

- Énormément.

- Tu l’aimes ?

- Plus que ça, elle est devenue une évidence, mais qui s’évapore. Qui s’évanouit et finira certainement pas disparaître. Comme elle était apparue.

- T’inquiète, vous vous retrouverez.

- Ici ou ailleurs, quand tu rentreras sur Paris.

- Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression qu’elle vit des choses qui immanquablement l’éloignent de moi.

- Pas sûr, et puis tu verras bien.

- Et on est là nous !

Ils s’embrassèrent tous les trois, des larmes trahirent une émotion bien présente.

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