Il aurait pu descendre le Tsergo Ri en lisant le journal ou à cloche-pied.
Il était dans son élément, mieux, il en faisait partie.
Il n’y avait pas de décor, ni d’envers.
Juste une harmonie générale qui dépassait chacun de ses atomes.
Le ciel, la neige, la pierre, Galzen, le soleil, un yak…
Il était impossible pour qui n’était pas d’ici de ressentir ce qui était plus qu’un sentiment.
Au mieux, vous pouviez la deviner, la humer ou la toucher du doigt.
Au pire, certains pouvaient passer à côté, comme avec beaucoup de choses.
L’espace d’un instant, il crut qu’Isabelle allait commettre l’erreur de le défier sur la descente.
En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, elle était partie sur un rythme très rapide, comme si elle avait lancé le départ d’une course. Quoique très serein sur ses capacités, il jugea prudent de ne pas laisser la belge prendre trop d’avance.
Elle n’était absolument pas dans la confrontation, c’est juste qu’elle marchait vite, enquillant le dénivelé et les obstacles avec une facilité déconcertante.
Si elle s’était émerveillée du paysage durant la montée, elle allait d’un pas machinal, semblant perdue dans ses pensées.
Son petit songe sommital ne l’avait pas plongée dans la morosité, mais Clément hantait chaque neurone de son cerveau, seconde après seconde.
C’est à peine si elle vit qu’il n’y avait plus de neige, maintenant elle dévalait presque une rivière de pierres.
Elle se sentit heureuse de l’avoir dans sa vie.
Il l’aimait avec force et cet amour était réciproque.
Il n’était pas gros, mais grand et volumineux. Il fallait deviner des yeux vert de gris entre ses cheveux en désordre et ses rouflaquettes qui tiraient sur le roux. Bref, il n’avait pas le physique le plus facile qu’on puisse trouver, mais il était drôle, tendre et rassurant. Il n’avait jamais haussé le ton de sa voix avec elle et il était toujours de bonne humeur.
Ils se connaissaient depuis deux ans, et elle se rendit compte qu’ils ne s’étaient jamais déclarés clairement leurs sentiments. Pas plus qu’ils ne s’étaient posés tranquillement pour envisager l’avenir de leur relation.
Ils naviguaient à vue et croquaient la vie comme elle venait, à pleines dents et sans trop se poser de questions.
Leur rencontre elle-même n’avait rien de trop conventionnelle.
Elle avait rencard avec un jeune homme qui lui plaisait bien dans la ville médiévale, à Liège. Le gars n’avait pas trouvé mieux que de venir accompagné d’un de ses potes, étudiant dans sa fac. Il s’était assez rapidement montré prétentieux et moyennement drôle, ce qui généralement va de pair.
Tout le contraire de l’autre, humain, cultivé et surtout plein d’humour.
A tel point que parti pour n’être qu’un sympathique faire-valoir, c’est lui qui finit la soirée avec elle.
Et même la nuit, qui fut plus courte que prévue.
Ils se virent à nouveau, à chaque fois dans un bar de la vieille ville.
Elle passait des heures à l’écouter raconter sa vie, son œuvre et celle de ses contemporains. Ils riaient beaucoup et éclusaient pas mal de bière, ce qui en Belgique n’avait rien d’excessif.
Comme en France, les étudiants y vivaient une période exaltante, où la soif de liberté surpassait souvent celle d’apprendre. La contestation sociale grondait, et là-encore, les américains ne s’étaient pas faits que des amis avec la guerre du Viêt-Nam.
Leurs parents avaient bossé comme des damnés pour reconstruire un continent ravagé par la guerre. Le nez dans le guidon plus que dans le corsage de la voisine. Eux voulaient en profiter un peu et goûter aux plaisirs de la vie.
Sans modération.
C’est ce qu’ils firent bien volontiers.
Ils n’avaient jusque-là jamais fait le moindre calcul, se voyaient quand ils en avaient envie, parfois pendant plusieurs jours.
Clément avait une maison invraisemblable, une gentillomière du siècle dernier qu’un oncle lui laissait depuis quelques mois. Il y avait au moins une vingtaine de pièces dont certaines étaient presque à l’abandon. Isabelle aimait ce lieu et l’odeur si particulière propre aux vieilles bâtisses quand vous y entriez. Son ami sentait comme sa maison, ainsi que ses propres vêtements quand elle rentrait chez elle. Elle ne s’y était jamais installée et n’y avait pas de garde-robe.
A peine un vêtement qui traînait par ci par là, et qu’elle retrouvait parfois par hasard.
Elle laissait juste une brosse à dents, un dentifrice aux herbes et une petite fiole de parfum.
Les trois signes discrets de sa présence dans ce lieu, et dans la vie de ce singulier châtelain.