Son doudou était dans un état d’usure plus qu’avancé.
Si elle ne suçait plus son pouce, elle tenait ce qui restait de son lapin à deux mains, bien blotti au creux de sa poitrine. Nul ne sait ce qui peut se passer dans la tête d’une gamine de cinq ans qui dort à poings fermés.
Des princesses, des monstres, des animaux fabuleux…
Des joies, des peines, le bonheur duquel la peur n’est jamais si loin…
Du bruit, des cris, une dispute la font passer du rêve doré à une réalité qui l’était un peu moins.
Terrorisée, la fillette s’extirpe de son lit, ouvre la porte tout doucement, comme si elle se doutait que ce qu’elle verrait derrière n’était pas des plus drôles.
Sa mère, les cheveux en bataille, a les yeux en larmes, le maquillage qui a coulé lui donne un visage d’outre-tombe.
- Isabelle ! Que fais-tu là ma chérie ?
- Allez va te coucher, tu n’as rien à faire ici !
Son père est en colère.
Une grosse colère, de celles qui déforment ses yeux et lui font casser tout ce qui lui passe par la main.
Il ne l’a jamais levée sur elle.
La jeune femme n’était plus dans cette petite chambre sous les toits d’un immeuble des faubourgs de Namur.
Là aussi il s’agissait de toit, mais on parlait de celui du monde.
Elle ouvrit ses yeux bleus sur un paysage grandiose.
Des sommets gigantesques et enneigés se dessinaient devant elle, si vous baissiez les yeux, de profondes vallées semblaient se répandre partout où elles le pouvaient.
Le soleil commençait sa plongée, bientôt il filerait se cacher derrière une de ces montagnes.
Fidèle à son habitude, elle se leva d’un trait, malgré une lourde sieste qui aurait laissé n’importe qui d’autre dans un fuel sirupeux. Elle était d’attaque. Personne ne pouvait se douter que ses rêves n’avaient pas été si doux que ça.
- I was sleeping.
- Yes, I know. You seemed so quite. It’s time to come back.
- Ok, let’s go.
Comme tous les hommes en bonne santé du secteur, Galzen avait commencé très jeune comme Sherpa. Il en avait porté des sacs et des sacs, parfois au-delà des 8000. Il avait participé à de nombreuses expéditions, dont certaines étaient restées célèbres.
Comme certains, il s’était attaqué au début des années 60 au Nanga Parbat, appelée aussi « la montagne tueuse ». Malheureusement pour ses deux collègues disparus, elle avait justifié son surnom.
La mort faisait partie de ce travail, elle était considérée plus comme une compagne occasionnelle, une sorte de fatalité que comme une injustice.
Le problème est que ce jour-là, les deux porteurs auraient pu s’en sortir si le chef d’expédition avait pris la bonne décision. Celle de renoncer.
Cet épisode dramatique l’avait traumatisé.
Il s’était juré de ne plus jamais obéir aux ordres d’un autre que lui en montagne.
Il avait passé une licence de guide et depuis une dizaine d’années, il avait monté sa petite structure, s’était spécialisé dans des ascensions moins extrêmes, plus touristiques que sportives.
Sans parler de certains grands alpinistes, il avait vu passer des dizaines de grimpeurs, de différents niveaux.
Mais Isabelle l’intriguait.
Il sentait que cette fille était exceptionnelle, le tout sans aucun autre entraînement que de monter comme une flèche tous les escaliers qui se présentaient à elle.
Elle avait un équilibre, une façon de se mouvoir et un mental dont étaient faits les grands montagnards.
Le fait qu’elle soit un beau brin de femme ne semblait pas le perturber davantage, ni altérer un jugement plus professionnel qu’autre chose.
Au mieux, elle aurait pu l’impressionner par sa capacité à enquiller les rakshis.
Pas de nature à dépasser le maitre.
Il sentait juste qu’elle ferait une brillante élève, quelqu’un qui un jour aurait pu lui succéder.
Il n’avait pas d’enfant.