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LA PAROLE EST A LA DÉFENSE

Ce matin, Bernard Pichon a les mains moites et le cœur qui bat fort.

En clair, il a peur.

Pour la troisième fois, il sort l’enveloppe froissée qu’il a reçue il y déjà plusieurs mois, avec dedans cette assignation à la troisième chambre du TGI de Bobigny, celle du JAF.

Le juge aux affaires familiales.

L’ascenseur qui monte au 14e semble mettre une éternité.

L’ambiance n’est pas aux chansons paillardes ou à la belote de comptoir.

Sa vie défile au gré des étages, des personnes qui entrent et sortent, en robe noire, en costard ou en jean troué.

Une histoire d’amour, comme tant d’autres, en tout cas dans sa dimension organique, avec ce génocide de millions de petits spermatozoïdes qui meurent sans trouver d’âme sœur. Sauf les deux, plus forts ou plus malins que les autres, qui donneront ces deux rejetons si chers à son cœur. Et visiblement bientôt à son portefeuille.

Quoique cadre administratif dans une Société Nationale bien connue, les fins de mois, comme pour tant d’autres, commencent souvent le 15. Bénéficiant d’une assistance juridique en béton armé, il a transmis la pile de papiers qu’on lui demandait par la poste, et ne verra qu’aujourd’hui l’avocat qu’on lui a assigné.

Carole Pichon, retrouvera très bientôt son nom de jeune fille, ce qui n’est pas plus mal.

Il y a deux ans, elle a pris son mari, la main dans le pot de confiture. Dans la culotte d’une zouave serait plus juste…En cette triste circonstance, Monsieur n’a pas brillé par son courage ce qui, comme souvent en pareil cas, a transformé tristesse et déception en rage absolue. Une haine qui mérite une juste réparation, comme le lui ont suggéré, avec beaucoup d’empathie, tous ceux que sa paire de cornes a émus. Et que l’attitude de Bernard a plus qu’agacés.

Heureusement pour elle, et un peu moins pour son futur ex, son beau-frère travaille dans un cabinet d’avocat censé mettre un ténor du barreau à sa disposition.

Quand s’ouvre la porte de l’ascenseur, une atmosphère de franche camaraderie semble régner dans la salle d’attente des 2e et 4e bureaux de la 3e Chambre. Une chambre sans lit, sans rideaux sur lesquels grimper, juste un lieu convivial où les familles se déchirent, quelques années après s’être unies.

Des couples se forment. Des gens perdus, les yeux dans le vague, et des avocats affairés qui déjà se chauffent et répètent les tirades assassines qu’ils dégaineront dans le bureau du juge. Certains sont seuls au monde, ceux qui iront au casse-pipe sans assistance, et qui souvent le regretteront.

D’un coup d’œil circulaire, Bernard se rend compte que Madame n’est pas encore arrivée. Son regard s’arrête sur un homme bien connu, qu’il a vu de nombreuse fois à la télé.

A sa grande surprise, le visage rond aux yeux gris bleus grands ouverts, les lunettes de travers sur le bas du nez et à la barbiche plus sel que poivre reste fixé sur le sien.

- M. Pichon ?

- Lui-même.

- M° Dupont Moretti, pour vous défendre…

La voix chevrotante d’un homme visiblement plus de première jeunesse lui a proposé de la retrouver dans un bar, quinze minutes avant la comparution, afin de faire le point sur son dossier.

Quand Carole pousse la porte de la Brasserie du Palais, elle ne peut que constater que les femmes ne sont pas majoritaires dans les débits de boisson de Seine-Saint-Denis.

Tiré à quatre épingles dans son impeccable manteau bleu marine, un octogénaire chauve et à la moustache soignée la hèle d’une main à peine tremblotante. Comme si Eddy Barclay nous était revenu.

- Mme Pichon ?

- Oui, c’est moi.

- M° Kiejman, je n’ai pas encore pris ma retraite.

Quelques minutes plus tard, les quatre protagonistes se retrouvent au 14e.

La poignée de main entre les futurs divorcés est effrayante, celle des deux ténors plus ambiguë, entre respect mutuel et concours de bistouquette.

- Madame Pichon…Monsieur Pichon ?

La voix de stentor du préposé appelle les prochains justiciables.

Pas de journalistes, pas de public, juste la juge, sa greffière et les futurs divorcés. Et deux stars de la plaidoirie venus s’étriper pour 299 € HT, je vous laisse le soin de calculer le TTC. Ce qui se passera dans les 13 m2 de ce bureau spartiate restera secret.

Mais les murs tremblent encore de cette bataille verbale homérique dont nul ne se souviendra.

Klaus est un jeune garçon réservé, presque timide dont le comportement est normal à une exception, il capture les mouches et les relâche après leur avoir coupé une aile. Rien ne lui procure plus de plaisir que de les voir voler en rond et s’écraser au bout de quelques secondes.

Des années plus tard, il donnera un sérieux coup de main à son ami Adolf, très sensible à la préservation des grands gaillards blonds à moustache.

N’écoutant que son courage, face au complot judéo-maçonnique qui déjà menaçait, il fera tout son possible pour sauver cette espèce en voie de disparition.

Après avoir créé une marque de poupées qui deviendra célèbre, il poussera l’abnégation jusqu’à quitter la Bolivie où il coulait une paisible retraite dans une hacienda de 79 hectares. Il finira ses jours dans un studio presque insalubre à Lyon.

Bridé par une éducation aussi rigide que catholique, le jeune Carlos rêve comme son ami Antoine, de palmiers, de chansonnettes et de chemises à fleurs.

Pensionnaire dans une austère institution catholique, ses compagnons de chambrée organisaient parfois en cachette des radio-crochets. Un soir, le sympathique surveillant d’internat démasqua ce petit monde avant même que Carlos ne puisse défendre ses chances, en chantant l’Internationale en reggae.

Des années avant que le petit Serge fasse de même avec la Marseillaise.

A cette époque et dans ces contrées exotiques, on ne badinait pas avec le règlement. Ses petites fesses se souviennent encore des 30 coups de flagelle qu’elles reçurent comme châtiment, du coup complètement corporel.

Depuis, il a beaucoup maigri et s’est lamentablement réfugié dans le pétard à mèche, forme assez curieuse de toxicomanie.

Un vice qui sera plus fort que lui, incapable de se limiter à un petit pétard tranquille à la maison.

Après s’être laissé un peu aller rue Marbeuf puis dans le TGV, au mépris du règlement de la SNCF, il s’adonne au scrabble, sa vraie passion, dans une résidence avec services de la banlieue parisienne.

Klaus Barbie et Illich Ramirez Sanchez avaient au départ assez peu de chance d’avoir à faire avec la justice française ni de croupir dans ses geôles torrides.

Nos deux humanistes sans le sou, auraient même pu bénéficier des services d’un avocat commis d’office, si M° Verges n’avait pas fait preuve de bonté à leur égard.

La justice est un pilier de notre démocratie.

Quiconque fait une bêtise, qu’elle soit grosse ou petite, a le droit d’être défendu.

C’est tout à l’honneur de la Patrie des droits de l’homme.

Mais il y a parfois un gouffre entre la grandeur d’âme d’un principe et l’absurdité de ses effets pervers.

A ce titre, le pire criminel de guerre, terroriste ou VIP peut voir sa défense assurée par Jacques Vergès, Éric Dupont-Moretti ou Georges Kiejman, quand le plus banal des petits délinquants ou des divorcés peine à s’offrir les services d’un avocaillon de banlieue.

Si j’osais, je dirais que le prestige et l’argent sont un autre pilier, tout aussi important de notre belle société.

Et j’aimerais bien savoir combien et comment sont rétribués en pareils cas ces ténors du barreau, assez peu portés sur le bénévolat !

Ou alors ils se payent en shoots d’adrénaline chaque fois qu’ils bombent le torse devant une caméra. Et en publicité, quand on connait le prix d’un spot télé à une heure de grande écoute.

Bien loin de ce que Carole ou Bernard Pichon peuvent s’offrir malgré leur livret de Caisse d’épargne…

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