Pousser la porte d’entrée des Fleurs bleues, joyeuse maison de retraite d’une charmante bourgade parisienne, était moins anodin que faire de même avec celle d’une boulangerie.
- Une tradition s’il vous plait.
- Celle-là ?
- Non, moins cuite si vous avez.
Le défilé qui vous accueillait n’avait pas grand-chose à voir avec la fashion week. Moins de strings ou de talons aiguilles, plus de moltonel, de pantoufles et de déambulateurs.
Le seul point commun avec leurs collègues de chez Dior, c’était le regard vidé de toute humanité que ces mannequins Blanche Porte vous adressaient. Une chaleur humaine et une joie de vivre communicatives, l’œil vif et plein d’espoir de l’ovin qui prend le camion qui l’emmène pour une visite guidée de Montauban. Son pont vieux, son musée Ingres, sa place Nationale et ses abattoirs.
Autant dire qu’une fois cette fameuse porte franchie, il fallait sérieusement se détendre pour fendre cette cour des miracles d’un pas assuré et bienveillant.
- Bonjour Monsieur…Bonjour Madame…
La réponse à votre salut poli, parfois presque amical, était une option d’autant plus rare que vous arriviez pendant le goûter. L’éclair au chocolat ou le baba au rhum qu’ils avaient dans l’assiette était, pour les pensionnaires, une affaire beaucoup trop sérieuse pour répondre au bonjour d’un inconnu. Ils semblaient ne faire qu’un avec leur pâtisserie. Une fascination hypnotique qui leur interdisait de lever les yeux et quitter leur trésor, ne serait-ce que quelques instants.
Heureusement, celle qui se trouvait derrière le comptoir finissait parfois par délaisser son passionnant magazine pour vous sauver de ce grand moment de solitude.
- Bonjour Madame.
- Bonjour Monsieur.
- La chambre de Monsieur D.?
- La 217, au 2e, l’ascenseur est sur votre droite.
- Merci.
Tonton René n’avait jamais été à proprement parler un joyeux drille. Une moustache, de fines lunettes de métal et une chevelure brune toujours impeccable, les occasions d’entendre sa voix grave et posée étaient rares dans les repas de famille. De temps en temps, entre deux plats moyennement diététiques, il se marrait parfois à des conneries qui pouvaient circuler entre les convives. Un rire contenu et élégant, jamais trop fou.
Mettre la main à la pâte n’était pas trop dans ses habitudes, faute à une culture latine où comme le chantait Enrico, on laisse plutôt les femmes les mettre dans la farine. D’une part c’est mieux que d’y coller son nez, mais surtout, ça donnait une dimension cérémoniale quand il découpait le gigot, ouvrait les huîtres ou une bonne bouteille.
C’était un homme minutieux, dans son travail comme dans ses passions, la pêche et la petite reine. Il ne lésinait pas sur l’équipement, à tel point qu’il était à la pointe du progrès technique. Son garage était un véritable atelier dans lequel il entretenait méticuleusement son matériel avec autant d’amour que d’expertise. Tout était bien propre et rangé, pas un rayon voilé ou un câble détendu, les roulements à billes étaient bien graissés.
Quand il allait taquiner le goujon ou sortait pédaler, ça n’était jamais en touriste. L’oncle René était un amateur éclairé, souvent équipé comme un professionnel, et ses deux passions étaient beaucoup trop sérieuses pour être traitées à la légère.
Il les vivait, à fond, des langues aussi mauvaises que cruelles auraient même pu suggérer qu’elles étaient plus que ça, qu’elles étaient sa vie.
Une grande gueule aurait pu assommer son entourage par le récit de ses exploits sur les pentes de l’Aubisque ou du Tourmalet, ou des soles de 2 kilos sorties des vagues de l’Atlantique. Mais lui ne se vantait pas. Pire, on aurait dit qu’il gardait tout ça pour lui. Silence radio sur des activités pas forcément extraordinaires, mais après tout plus captivantes que la journée de travail d’un guichetier de la CAF.
Il n’en parlait jamais, tout juste s’il répondait aux questions, sans s’étendre, souvent par oui ou par non, jamais plus de trois ou quatre mots. Personne ne saura jamais ce qui lui passait par la tête quand il enquillait les kilomètres d’asphalte ou plantait ses gaules dans le sable des longues plages des Landes, la plupart du temps aussi seul qu’un chasseur de bouquetins sur les pentes arides du Mont Elbrouz.
L’enfance de C. avait été marquée, comme celle de nombreux autres français, par certains duels homériques sur les cols mythiques du Tour de France, avant que les progrès de l’hématologie ne viennent brouiller les cartes.
Et puis un jour, un pote à lui l’avait amené à la pêche sur les bords de Seine, avec une miche de pain et une canne rudimentaire. Alors qu’il l’avait dans la main, le bouchon avait subitement plongé, avant qu’un poisson aussi gros que mystérieux n’embarque la ligne dans les eaux grises du fleuve. Du coup, les trois années qui avaient suivi, il s’était mis sérieusement à traquer les perches, gardons et brochets qui parfois, avaient la bonne idée de mordre à son hameçon. Capitaine Achab de banlieue fasciné par son Moby Dick de pacotille.
Et pourtant, tonton René avait dans ses bagages largement de quoi alimenter l’imaginaire effervescent du jeune homme. Malheureusement, ça n’était pas un grand communicant. Un taiseux vivant sa vie tranquillement, pas forcément emballé par le fait d’entretenir une lueur dans l’œil émerveillé d’un ado, accessoirement pas trop boutonneux.
Ado qui du coup se privait de récits merveilleux, mais un peu moins de blanquette de veau, dont il se resservait une nouvelle assiette. La troisième, légère, juste avec quelques pommes de terre. Et un peu de sauce…