Leurs fantasmes avaient beau vagabonder entre un plateau de fromage et le rôti dominical de Mamie Christiane, le cordon bleu de la famille, ils se jetèrent comme des chacals morts de faim sur leur mélange de riz aux lentilles, à moins que ça ne soit le contraire.
Les Tamengs, comme d’hab, prenaient tellement leur temps qu’on avait l’impression qu’ils ne mangeaient jamais deux grains de riz de suite sans alterner méthodiquement et lentement avec une lentille. Les deux européens, eux, avalèrent leur assiette en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire.
L’exercice et l’air de la montagne ouvraient largement l’appétit des touristes, ce qui, pour les locaux, devait constituer un spectacle singulier.
Si tout en Gilbert était tourné vers la quête d’une deuxième plâtrée, la jeune femme eut le sentiment qu’ils étaient sérieusement observés.
- J’ai vraiment l’impression d’être au zoo, mais de l’autre côté de la grille.
- Tu veux que je te lance des cacahouètes ?
- Non mais t’as pas vu comme ils nous matent !
- Si tu veux, on peut jouer aux bonobos ?
- Arrête tes conneries, regarde- les.
Malgré la minutie de leur alimentation, c’est vrai que Galzen et ses potes scrutaient le moindre des faits et gestes de leurs clients. Depuis son sketch de la veille, le jeune homme avait de quoi se sentir parano, il préféra couper court à ce sentiment désagréable :
- Something wrong?
- No, but we hope there is no problem because of altitude.
- Ah ok, everything is ok…
- Another plate?
- Yes, but no Rakshi today!
Ils avaient abordé le sujet du mal des montagnes à Katmandu, mais la cuite qu’ils tenaient ce soir-là fait qu’ils n’avaient pas vraiment imprimé. La seule chose vraiment claire était qu’on ne pouvait rien faire d’autre que de s’acclimater, d’où les trois jours prévus avant d'attaquer le pic.
Le guide refit un topo sur les symptômes qui pourraient survenir. En général, personne n’échappait à un bon mal de crâne, c’était le cadeau de base. Après, entre quatre et douze heures après une arrivée rapide au-delà de 3500, ce qui était précisément le cas, c’était parfois un petit cocktail de nausée, fatigue ou vertige. Dans les cas les plus sévères, un œdème cérébral ou pulmonaire sonnait la fin du voyage, et pour de bon si on ne redescendait pas rapidement à des pressions atmosphériques plus civilisées.
Les deux apprentis grimpeurs se regardèrent en souriant.
- Bien, on va passer une petite soirée bien sympa.
- Perso j’ai l’habitude, si je n’ai pas quelques pépins de santé, je m’ennuie un petit peu en camping.
- C’est vrai que pour toi, il va falloir mettre le paquet pour faire pire qu’hier soir.
- J’peux essayer l’œdème, ça peut être pas mal.
- Le cérébral ou le pulmonaire ?
Les deux durent se dire simultanément qu’ils appréciaient ces moments de complicité et de rigolade, un peu comme avec un vieux pote. C’est aussi ce qui semblait émaner d’Isabelle et Clément, avec en plus, une bienveillance assez rare, parfois de même nature que celle d’une mère.
Cette fille était attirante, et pas seulement parce qu’elle était jolie et sexy. Elle avait en elle des trésors de tendresse, et ceux qui croisaient sa route voyaient plutôt d’un bon œil le fait de ne pas échapper à la distribution. Son côté nature et direct n’arrangeait pas les choses et désarmait les défenses les plus hermétiques.
- Si ça se trouve, on va mourir dans quelques heures.
- Et dans d’atroces souffrances.
- Les yeux révulsés, la bave aux lèvres, entre spasmes et convulsions.
- Exactement ce que j’ai vécu la nuit dernière, la grande faucheuse en moins.
- Et oui, va-t-on l’attendre résignés, sans rien faire ?
Dans sa bouche parfaite, ces mots n’avaient rien de transgressifs, et la lueur de ses yeux n’était pas seulement malicieuse. Gilbert ne put lui répondre avant d’avoir réfléchi quelques secondes.
- C’est vrai que quitte à souffler nos veilleuses, autant finir sur quelque chose de vraiment bon.
- Mais qu’est-ce qui pourrait bien te faire envie ?
- Je ne sais pas moi, un camembert bien fait sur une tranche de pain frais …
- C’est tout ?
- Un croissant tout chaud dans un bol de café,…
- Tu ne préfèrerais pas abuser de moi ?
Là, il resta scotché pour de bon, et aucun mot ne put venir.
Au lieu de refaire surface, c’est une migraine terrible qui prit possession de son crâne.
Les fameuses céphalées.
Isabelle qui se portait comme un charme, ne compris pas immédiatement ce qui se passait dans le regard torturé du jeune homme.
Entre deux coups de gong, il put enfin s’exprimer.
- Le mal des montagnes.
Une réponse qui n’avait pas grand-chose à voir avec la question posée.
Quelques secondes plus tard, il se retrouvait à genoux en train de vomir.
Ça devenait une habitude.