Si Isabelle gambadait comme un lapin de garenne au printemps, le fait de parler et de rire en marchant avait littéralement coupé le souffle de Gilbert qui haletait aussi fort que le sergent Garcia quand il essaye de cavaler après un Zorro plus fit qu’une sauterelle du Bangladesh.
Il lui fallut bien une bonne demi-heure pour respirer à peu-près normalement, surement les premiers effets de l’altitude. Il faut dire aussi que ça grimpait à 10%, ce qui n’arrangeait rien.
Son diaphragme une fois revenu à plus de sagesse, son esprit put à nouveau s’évader un peu et vagabonder au gré de ses émotions.
Il ne percevait pas le come-back de Clément comme une catastrophe qui balayait d’un coup la possibilité d’une histoire dans laquelle il ne s’était pas projeté plus que ça. Les occasions ratées ne l’avaient jamais perturbé, il croyait dans l’avenir et dans les bonnes surprises qu’il lui réservait.
Finalement, il était presque content de revoir celui qui avait pourri sa nuit dans l’avion, et pour qui il avait maintenant une certaine affection. Il se fit la réflexion que c’était souvent le cas avec d’anciens ennemis qui finissaient par devenir des alliés fidèles, et parfois des amis.
Il était content pour eux et se disait souvent que les couples qui vivaient un truc sympa avaient bien de la chance. Il n’était pas jaloux mais se disait qu’un jour ça serait son tour. Il ne savait pas quand, ne l’attendait pas avec impatience, mais ça viendrait.
Et pour la première fois de sa courte vie, il avait mis un visage à cet espoir, un petit minois avec ce regard rieur et profond, celui d’Esther, sa libellule préférée. En fait, il se rendait compte qu’il n’avait pas fait des milliers de bornes pour découvrir un pays, mais bien pour se donner une chance d’entrer dans la vie de quelqu’un qui l’avait submergé.
Il y avait là quelque chose d’absurde et de peut-être addictif, mais il sentait que cette histoire était la sienne, et que ne pas la vivre lui amènerait des regrets qui lui laisseraient un goût amer pour un long moment. Celui de la défaite.
Plus légère et joyeuse que jamais, Isabelle enchaînait les hectomètres avec une facilité déconcertante, sans forcer sa respiration, accélérant, ralentissant, passant d’un marcheur à l’autre comme pour s’amuser.
- Tu fais ça pour me mettre la rage ?
- Quoi ?
- Monter, descendre, t’arrêter, repartir…
- Non, c’est juste que je me sens bien, ça me donne des ailes.
- Et quand ça va pas, tu t’arrêtes et tu boudes ?
- Ca n’arrive jamais.
- Prétentieuse !
Au fond de lui, il savait bien qu’elle devait avoir raison, car depuis qu’il la connaissait, il ne l’avait jamais prise en flagrant délit de morosité. Et encore moins avec le moral dans les chaussettes.
Décidément, cette fille était parfaite, trop peut-être, elle devait bien avoir un petit défaut caché quelque part.
C’est perdu dans ces considérations sans intérêt qu’il aperçut les premières pierres qui annonçaient Langtang. C’était un joli village de montagne, avec toutes les maisons en pierres, taillées à la main, ils l’apprendraient un peu plus tard au bivouac.
Il y régnait une ambiance de montagne, idéale pour y passer les trois jours prévus pour leur acclimatation.
Quelques minutes à peine après leur arrivée, le rituel habituel pouvait commencer. Le thé chauffait et les biscuits secs attendaient comme chaque jour d’être abandonnés à leur triste destinée. Bientôt, ils seraient ébouillantés dans une grande tasse avant d’être impitoyablement broyés par les dentitions de tortionnaires affamés par ce demi-kilomètre de dénivelé.
Si certains peuples avaient été victimes de la cruauté de l’humanité tout au long de son histoire, le génocide des gâteaux secs en était un épisode des plus effroyables, et surtout, il n’était pas prêt de s’arrêter.
Leur forfait accompli, sans le moindre remord, ils partirent se balader dans le village, petit paradis granitique aux pieds de montagnes gigantesques aux sommets enneigés. La main de l’homme, c’est le cas de le dire, avait su tailler ce havre de paix au milieu d’une nature surpuissante, qui devait parfois être hostile.
Quand ils revinrent au campement, les tentes étaient montées et le dîner serait bientôt prêt à subir un sort identique à ces pauvres biscuits.
- Isabelle, je dois t’avouer une chose.
- Oui, et quoi ?
- Si tu es une machine à être toujours de bonne humeur, et bien moi, j’ai un don de divination.
- C’est pas vrai ?
- Si, je peux te prédire ce que nous allons manger !
- Un poulet-frites ?
- Et non, ce soir, ça sera un ptit dhal.