Ses yeux bleus-lagon s’embuèrent d’un coup, elle fit quelques pas pour s’éloigner, comme pour rester seule avec sa lettre.
Un remake de la veille, avec cinq témoins d’une scène, comme des badauds qui assistent à un accident de voiture, alors qu’ils n’ont rien demandés à personne. De quoi se sentir mal à l’aise, sans savoir trop quoi faire, intervenir ou faire comme si de rien n’était.
La jeune fille les sortit rapidement de ce dilemme pas forcément très marrant, pour les uns comme pour les autres. Elle revint assez vite, le bout de papier dans sa main. Elle avait retrouvé sa mine joyeuse, les yeux encore brillants, tellement clairs qu’on pouvait presque voir à travers.
- Alors ?
- T’inquiète, tout va bien.
- Tant mieux.
- C’est juste que…
- Quoi ?
- Et ben, Clément regrette mon départ, surtout la façon dont ça s’était passé.
- C’est vrai qu’on n’est un peu cassés comme des voleurs.
- Non, pas vraiment, je l’avais prévenu.
- Et il l’a pris comment ?
- Rien d’intéressant, des mots, trop d’alcool…
- Des enguelades ?
- Non, c’est pas trop dans nos codes.
C’est la première fois qu’ils abordaient un sujet qui visiblement ne fâchait pas tant que ça. Et pourtant, Gilbert ne savait pas bien comment lui demander ce qu’elle comptait faire avec lui. Il aurait pu mettre ça tranquillement sur la table, mais il préféra se triturer les neurones en envisageant une stratégie détournée dont il avait le secret
Galzen coupa court à tout ça.
- It’s time to go !
Ils se remirent en route, direction le petit village de Langtang. La vallée était bien derrière eux, le sentier sillonnait maintenant le long d’un plateau avec tous ces sommets à portée de regard, les plus hauts qui soient, le toit du monde.
Difficile de faire plus grandiose pour un paysage de montagne.
Mine de rien, l’altimètre affichait 3000 mètres, ce qui dans des standards européens, était déjà de la haute montagne.
Ici il n’y avait pas de neiges éternelles, c’est comme s’ils faisaient une randonnée sur un GR des Alpes ou d’ailleurs.
Malgré sa nuit peu réparatrice, il se trouvait en cannes, bien plus que durant la matinée. Isabelle restait toujours aussi facile, laissant paraître une grâce et une légèreté proche de celles d’un bouquetin virevoltant dans les contreforts du Vercors.
Elle accéléra d’un coup, et rattrapa sans aucun effort le guide qui ouvrait la route. Elle resta quelques minutes à ses côtés, et lui parla sans ralentir la marche ni donner aucun signe d’essoufflement. Gilbert en profita pour se préparer à aborder le sujet de leur relation quand elle reviendrait.
Elle stoppa et se retrouva avec lui.
Il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche.
- J’ai parlé avec Galzen.
- De quoi ?
- De Clément.
- ?
- On doit rester trois jours à cette altitude pour nous y acclimater progressivement.
- Oui, je suis au courant.
- Normalement, dès ce soir on risque d’avoir mal au crâne et des nausées.
- Les joies de l’hypoxie…
- Remarque, toi, tu as commencé dès hier soir !
Ils rirent tous les deux de cette connerie.
- Le gars est reparti vif comme l’éclair avec un ptit message pour Clément.
- Un petit mot d’amour ?
- Oui, mais surtout qu’on peut l’attendre dans le coin, ce qui lui laissera le temps de nous rejoindre, et de grimper ici comme un cabri.
- Du coup, il ne pourra pas enchaîner sur le Yala ?
- Non ça serait risqué pour ses petits poumons ou son cerveau malade, même si j’espère qu’on en restera au mal des montagnes.
- Ca veut dire qu’on passera trois jours de plus dans ce charmant petit village…
- Non, écoute on verra, à priori on change rien au programme.
- Et merci !
- Merci ?
- Pour ces futures nuits d’amour dans la tente avec mon camarade népalais.
- Si tu veux, tu pourras dormir avec nous…
L’ours des collines wallonnes était de retour, et en plus avec des perspectives libertines. Là-encore, ce fut l’occasion de rigoler un bon coup, et de reléguer la discussion qu’ils auraient pu avoir au rang de chose inutile. Au plus un souvenir ambigu. Juste en rire, parfois, le non-dit était suffisant.