Pas plus de vin que d’Italien, pour l’amour on verrait plus tard, mais on sentait de la joie autour du feu de camp. La joie simple de ceux qui vont combler un vide, se remplir un ventre désespérément affamé par des heures de grimpette. Une colo avec la montagne autour, dix ans après celles qu’il faisait dans le Chablais, pas très loin du lac Léman. La dent d’Oche, géante des lieux, ferait ici figure de nain de jardin. Pourtant si belle, majestueuse et impressionnante, elle était entrée dans sa vie et n’en sortirait jamais.
Le désir qu’ils s’étaient montrés pouvait bien attendre et laisser place au plaisir de la table, mais sans table.
Les quelques minutes qui restaient, avant que le Dahl ne soit prêt, auraient été pires que des années de tortures dans les geôles torrides de la Guardia Civil si Bikash n’avait eu la bonne idée de sortir une boite de gâteaux secs. En béton armé serait plus proche de la réalité. Mieux valait pour leurs ratiches ne pas y aller gaiement et croquer dedans comme dans un ptit Lu. La bonne technique était de les tremper avant dans le thé qu’on leur avait servi.
Malgré l’absence flagrante de Ricard, d’olives et de cacahouètes, cet apéro frugal fut le meilleur de leur vie.
L’assiette de riz et de lentilles qu’on leur tendit fut accueillie comme une bénédiction. Les trois premières cuillérées furent divines, mais avant d’enchaîner sur la quatrième, Gilbert eut envie de quelque chose de plus relevé.
- Tu trouves pas ça un peu fade ?
- Si un peu, mais c’est bon comme ça.
- Do you have something spicy, pepper, chili or curry?
Galzen étant le seul à parler anglais, il lui répondit:
- Yes we have, but take notice, it’s very hot …
- Don’t worry, I like it.
Il prit le pot de la main du guide.
Il en mit un peu sur le bout de son couteau et s’y brula le bout de la langue en goutant la mixture. Il aimait ce qui était pimenté, et relevait souvent ses plats de tabasco ou de sauce antillaise. Ca le chauffait, le faisait rougir et déclenchait une bonne suée frontale, mais il aimait ça. Il en remplit sa cuiller et la mélangea au contenu de son assiette.
La première bouchée embrasa ses lèvres, son palais et son gosier, il décida de redemander du riz pour adoucir l’ensemble.
- More rice please ?
Il eut droit aux dents blanches de Galzen qui lui souriait.
- Hot, hein, very hot !
- Yes, but so good.
Il récura la gamelle jusqu’à la dernière lentille, jusqu’au moindre grain de riz, de quoi s’en taper une troisième assiette, celle qui fit qu’il se sentit plein comme un œuf.
La nuit était tombée, il bascula en arrière et s’allongea, hagard, ses yeux furent scotchés par un ciel déjà bien étoilé malgré la lumière du feu qui déclinait.
- Si tu veux on pourra s’éloigner un peu pour regarder les étoiles, ça doit envoyer un peu plus qu’à Namur !
- Mais qu’avez-vous donc contre les belges, vous les français ?
- Rien, c’est juste une question d’altitude.
- Le plat pays !
- Oui mais avec de belles nanas, il parait que les flamandes sont magnifiques et délicieuses ?
- Trouve-t-en une pour ce soir…
Leur dialogue prénuptial fut brusquement interrompu par un cri nasillard qu’ils connaissaient bien.
- Rakshi !
- C’est pas possible, il est malade ce mec.
Contrairement à ce qu’ils auraient pu redouter, le soiffard des alpages resta raisonnable, et ils ne boiraient que deux petits verres, bien loin de ce qu’ils avaient éclusé l’avant-veille.
Le premier lui monta directement à la tête, et baigna ses tempes d’une chaleur délicieuse. Il se sentait bien, merveilleusement bien. Une douce ivresse l’envahissait, et la présence d’Isabelle se fit à nouveau très pressante.
Elle avait mis sa main sur sa cuisse, avec douceur et fermeté. Il sentait son cœur qui battait si fort qu’il allait faire exploser sa poitrine, et cette chaleur irradiait maintenant son ventre, tout son ventre, depuis la gorge.
Le moment semblait idéal pour attaquer le deuxième verre. Il se leva difficilement et tendit leur deux verres, qui en un clin d’œil furent pleins à ras bord.