Rallumer la chaudière fut comme il se doit laborieux, les deux ayant fini par s’assoupir. C’est la douce voix de Galzen qui vint les sortir du fuel. Il faisait partie de ces gens dont l’organe ne correspondait pas à son physique. Il avait une gueule de Joe Cocker des cimes, à déverser un blues rocailleux, et c’est un petit filet de voix haut perché et presque nasillard qui sortait de ces dents d’albâtre.
Fidèle à son habitude, Isabelle bondit comme une gazelle, fine et racée, tandis que son compagnon de sieste se déplia plus lentement, avec une grâce plus bovine. Et pourtant, il n’y avait rien eu de crapuleux à ce petit somme.
Le moins agréable fut de recourber l’échine sous le joug de leurs sacs, qui se firent un devoir de leur labourer le dos.
Pour leur part, les porteurs enfilèrent les leurs comme un tee-shirt, presque un prolongement de leur propre corps qui retrouvait sans sourciller un tiers de son poids.
La vallée était de plus en plus encaissée, le Langtang avait creusé des gorges, qui sans être démesurées, rendaient certains passages presque vertigineux. Et certaines traversées de ponts suspendus moyennement rassurantes. Après une heure de marche, celui qui devait les faire repasser sur la rive droite tenait plus du pont de singe que du viaduc de Millau, qui d’ailleurs n’existait pas encore.
Kishor et ses deux acolytes étaient passés un par un, aussi tranquillement que s’ils traversaient un passage piéton sur l’avenue du Général de Gaulle.
Ce fut au tour de la jeune femme qui ne montrait aucune appréhension. Elle se retourna et lui sourit.
- Adieu, j’ai été heureuse de te connaître.
- Arrête tes conneries…
- Pas eu le temps de faire mon testament, mais si tu veux, je te lègue ma voiture, il faudra juste que tu récupères les clés en Belgique.
- T’es pas drôle.
- Et faudra faire le plein.
Facilement d’humeur badine, il n’avait pas envie de rire, comme si une force puissante oppressait sa poitrine. Ses jambes commençaient à trembler, et semblaient éprouver des difficultés à le porter, contrairement à leur mission principale. Il finirait par se sentir incapable de faire le moindre pas, ce qui n’était pas le meilleur moyen d’avancer.
C’est à ce moment précis que Galzen sut trouver les mots pour débloquer une situation qui aurait pu s’enliser.
- Gilbert?
- Yes.
- Don’t look down, look at the other side, a precise point, and go.
- Ok boss!
Ce gars avait un côté rassurant, et après ses prestations de pilotage, il lui vouait une confiance absolue, celle que les enfants ont en leurs parents.
Il se récita un petit compte à rebours, juste pour lui, dans sa tête.
- 5,4,3,2,1…0 .
Quelques pas après, il était sur l’autre bord. Sans en faire des tonnes, Isabelle lui ouvrit ses bras, dans lesquels il ne se mit pas bien longtemps à s’engouffrer.
- Désolé pour ma ptite vanne mon chéri.
- T’inquiète, tu n’y es pour, rien, tout s’est bloqué d’un coup.
- Je pense que ça s’appelle le vertige.
- Surement.
- C’est plus qu’un simple sentiment, c’est carrément une sensation physique qui prend le pouvoir sur tout le reste.
- Ouais, c’est exactement ça. Une paralysie totale et physique.
Malgré cet épisode, il ne ressentait nul besoin d’être rassuré, comme un enfant qui a eu peur, ni de rebooster un ego qui aurait souffert. Il était simplement bien dans les bras de cette fille. Il gardait à l’esprit le corps magnifique qu’elle lui avait à moitié dévoilé dans la rivière. Les paysages avaient beau être somptueux, il se régalait d’avance à l’idée d’en découvrir la deuxième moitié. Largement de quoi faire palpiter son muscle cardiaque, et bien plus encore…
Ils ne disaient plus rien, leurs bouches s’étaient rapprochées, dangereusement, délicieusement, se collant juste du coin des lèvres. Ils pouvaient se sentir respirer.
Un souffle vivant, rafraichissant, divin qui sait ?
Une fois encore, le maître d’école local siffla la fin de la récré.
- Let’s go.
Le con !