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HIBERNATUS

On aurait sans doute pu dire qu’il avait les yeux qui piquaient si seulement il avait pu les ouvrir. C’est comme si un mauvais plaisantin lui avait vidé un tube de super glu dessus. Le petit dèj lui servit plus à tenter de décoller ses paupières qu’à boire un thé assez surprenant, et une petite assiette de gâteaux secs, vraiment très secs.

- Alors bien dormi ?

- Comment te dire…

- Tu dormiras mieux ce soir.

- Ca dépend avec qui, tu ronfles toi ?

Fringante à l’extrême, la jeune belge frétillait comme une truite, impatiente d’enfiler les kilomètres qui les attendaient. Une bonne douche aurait été idéale pour le réveiller si elle avait été au programme. Et accessoirement pour nettoyer un corps qui semblait enrobé d’une pellicule de crasse salée. Le plombier du coin devait être une grosse pipe, ou le proprio n’avait pas payé sa facture, et à défaut de s’abandonner sous un jet réparateur, il se retrouva dans l’arrière-cour avec un seau d’eau. Sa toilette fut elle-aussi digne de celles qu’on voyait dans les westerns, quand John Wayne plonge sa tronche imbibée de scotch dans un baquet plein de flotte, avant d’aller trucider de perfides indiens. Pour un petit bain de siège, il attendrait un ruisseau de montagne.

A 6H30 précises, ils se retrouvèrent sur le pas de porte de la guest house. Sans cogner, le soleil avait dépassé les crêtes montagneuses et brillait déjà. Il faisait bon, mais dans deux heures à peine, la chaleur deviendrait étouffante.

Les trois concertistes nocturnes étaient là, c’était la fine équipe de porteurs, cuisiniers et hommes à tout faire, qui feraient de leur mieux pour les assister dans leur grimpette. La perspective de partager sa tente avec l’un d’eux ne l’enchantait pas plus que ça, et pour se rassurer, il se dit que six était un nombre pair. Et qu’il était sans conteste le plus à même de le faire avec la seule nana du groupe. Il verrait bien ce soir ce qu’il allait vivre, soit une longue expérience de privation de sommeil, soit l’intimité d’une jeune femme délicieuse.

La répartition des charges fut quelque peu inégalitaire, et les trois acolytes du guide justifièrent leur nom de porteurs. Chacun d’eux endossa un sac qui aurait pu effrayer un âne s’il y en avait eu au Népal. Galzen et ses deux clients se lestèrent d’une dizaine de kilos, et on doubla la mise pour les autres, qui pourtant n’étaient pas des colosses. Ils étaient même secs au possible, comme s’ils avaient perdus les kilos qu’ils devraient se coltiner toute leur vie à flanc de montagnes. On ne connaissait pas trop l’âge légal de départ à la retraite, mais on pouvait imaginer que c’est un métier où le dos morflait sévèrement, sans que la CGT locale y puisse grand-chose.

Un peu avant 7H00, ils se mirent en route et remontèrent l’unique rue de Syabrubensi jusqu’à la rive gauche du ruisseau Langtang Khola qui au fil des siècles avait creusé une vallée à laquelle il avait en plus donné son nom. Isabelle vint à ses côtés et lui saisit délicatement la main.

- Et c’est parti…

- A nous les cimes enneigées.

- Si tu savais comme j’aime les montagnes, et je suis vraiment heureuse de le faire avec toi.

- Moi aussi.

Il n’avait pas menti, mais Esther venait subitement et outrageusement de s’inviter dans son esprit, alors qu’elle n’avait fait aucun effort pour le retrouver. Il se dit que si elle l’avait vraiment voulu, elle aurait pu s’arranger pour lui faire passer un message. Pas forcément en louant un avion avec une banderole, mais simplement, comme elle avait su le faire quelques semaines plus tôt.

Un rhododendron démesuré le sortit de ces pensées moroses. D’un mauve assez clair, on n’était pas dans l’arbuste du jardin de sa grand-mère, mais dans la catégorie d’un arbre d’une bonne dizaine de mètres.

Ils avaient quitté la ville depuis quelques minutes, et le sentier les obligeaient maintenant à marcher en file indienne, le guide fermant la marche, son second menait la danse et donnait un rythme assez soutenu et régulier à la petite troupe.

La vallée n’était pour le moment pas trop encaissée et c’est dans une forêt mauve qu’ils avançaient, avant d’atteindre un flanc de plus en plus escarpé, planté de conifères. Le chemin s’élevait au- dessus du ruisseau, quand ils atteignirent le premier d’une longue série de ponts suspendus qui les feraient passer d’une rive à l’autre. Ce furent les premiers moments forts du trek, certaines passerelles ne respiraient pas la solidité à toute épreuve. Se balancer sur des planches fixées par des cordes à quelques dizaines de mètres au-dessus d’un lit de pierre était au départ plus impressionnant que plaisant. Dès le début du premier, Galzen leur cria quelque chose qui résonna sans fin dans les gorges.

- Look at your left, on the other side, monkeys !

Des singes les observaient curieusement, comme si les animaux n’étaient pas ceux qu’on croyait.

Seuls ou en petits groupes, ils étaient beige foncé ou gris clair avec une gueule noire digne d’un mineur lensois qui rentre chez lui après une bonne journée au fond. Si on regardait bien, il y en avait partout.

- T’as vu comme ils sont beaux.

- Oui j’espère qu’ils ne sont pas agressifs, parce que y’en a un bon paquet !

- Mais non, ils ont l’air tout gentil.

- C’est vrai que vous en avez beaucoup dans les hautes montagnes flandriennes.

- Je te rappelle que je suis wallonne !

- Peut-être au zoo de Namur alors ?

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