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Petit PAPA NOEL

 

PREMIERE PARTIE

- Maman, maman !

- Oui ma chérie

- Y’a un méchant Monsieur déguisé en Père Noël qui m’a dit qu’il n’existait pas

- Qui, le Monsieur?

- Non le Père Noel !


Le temps est loin où l’électrophone stéréo du salon débitait en boucle du Tino Rossi alors que le manteau blanc recouvrait les trottoirs de la ville. Les cours d’école sont devenues une jungle impitoyable où sexe et drogue ont délaissé le rock’n’roll pour détrôner la marelle, le 1-2-3 soleil et le poule-renard-vipère. Pour les parents qui me liraient entre deux contraintes de la vie quotidienne, je vois votre tête imaginant votre rejeton, fruit d’une ancienne sieste crapuleuse, entrant dans les toilettes mal famées de son école. Publique, si vous êtes de gauche, ou pauvres, ce qui est beaucoup plus gênant. Mais pour nos petits bouts, le véritable traumatisme n’est pas de se faire embobiner par un dealer ou un obsédé sexuel. Il est dans la sortie brutale de l’enfance.

Pas en étant confronté à des choses réservées aux adultes. Non. En étant victime de la pire des violences, celle du mythe qui se brise. Pas un de pacotille comme l’amour ou la famille.

Non, le seul qui vaille, le vrai, l’absolu.


- Eh, eh, s'te plait.

- Oui.

- Tu sais, le Père Noël ?

- Oui.

- Et ben, il existe pas !

- Bah je le savais, t’es con !

- Ouais, c’est ça…


Dans la vie, il avait deux fantasmes. Rien qui puisse vous émoustiller quand vous lirez ces quelques lignes. Son premier était de faire videur de boite, au sens discothèque du terme. Pas pour cogner sur le premier venu ou profiter du job pour emballer des clubeuses. Non, juste pour pouvoir recaler des clients comme il l’avait été quand il fréquentait ces établissements nocturnes.


- Monsieur je suis désolé, mais ça va pas être possible…

- Vous avez réservé Madame ? Parce que nous sommes complets…


Le deuxième était de faire le Père Noël, pas dans un spectacle, mais dans une galerie marchande ou un grand magasin, ou mieux, dans un marché du même nom, pas trop loin de la marmite de vin chaud et du brasero avec des châtaignes. Celui avec qui des enfants pas toujours rassurés viennent prendre une photo qui s’invitera sur la porte de votre frigo.

On dit que les fantasmes sont faits pour ne pas être réalisés, mais il avait décidé cette année de ne pas tenir compte de ce conseil. Lui qui n’était guère prévoyant, se surprit lui-même en y pensant dès que les beaux jours basculèrent dans l’automne.

Non seulement les années qui passaient avaient eu raison de ses cheveux, mais ses poils étaient devenus poivre et sel, avec une tendance qui tirait de plus en plus sur le sel. Aucune marque de café ne l’avait contacté, mais il avait décidé dès le mois d’octobre de se laisser pousser une barbe qui trois mois plus tard serait à la bonne taille et de la bonne couleur. Pas besoin de postiche, il lui fallait juste se trouver une perruque blanche et un costume rouge, ce qu’il fit dès les vacances de Toussaint dans une boutique parisienne.

Il était prêt, et sans rien remettre en cause de sa vie familiale ou professionnelle, il se mit en quête d’un engagement pour la fin de l’année, comme un intermittent à la recherche d’un petit rôle.

Au marché, sa charcutière était aussi la dynamique vice-présidente de l’amicale des commerçants du centre-ville. Un dimanche, il lui proposa ses services pour animer un stand en décembre, où les familles pourraient le bombarder de photos, avec leur progéniture sur ses genoux. Cette brave femme lui parut moyennement emballée, en tout cas beaucoup moins que la livre de pâté en croûte au porto qu’elle lui vendit.

Un peu ébranlé par ce râteau, ses pas le menèrent non loin d’un étal qui avait tout d’une buvette. L’ambiance était plutôt cool, et celui qui servait ne se faisait pas trop prier pour consommer avec une modération relative. Il était plus rouge que ne pouvait le justifier un pâle soleil d’automne, et le servit sans oublier de s’en remettre un petit.


- Vous connaissez notre vin ?

- Pas du tout, jamais je n’aurais pu penser qu’il y avait de la vigne ici.


Son voisin de comptoir n’était pas commerçant mais un membre éminent de la Confrérie du petit vin blanc de Nogent. Ils arpentaient les marchés alentours pour se faire connaître et remplir les caisses de l’association.


- Ferez-vous le marché de Noël ?

- Bien sûr Monsieur, comme chaque année.

- Les gens boivent du blanc à cette période ?

- Oui, avec quelques huitres. Mais ne vous faites pas de bile, il y aura aussi du vin chaud !


Cette excellente nouvelle le rassura, et trois verres plus tard il proposait ses services pour jouer ce personnage qui plaisait tant aux enfants.


- Comme ça les parents boiront un ptit coup en attendant.


Nul ne sait si c’est la perspective d’une belle recette ou celle de trinquer avec plus de monde qui l’enchantât, mais le rougeau ne se fit pas prier pour accepter cette gracieuse proposition. En homme d’honneur, il tendit sa main potelée pour sceller cet accord. Il lui donna la sienne. Elle fut broyée par une poigne invraisemblable. Elle avait dû en ouvrir des bouteilles… L’autre le regarda dans les yeux, comme pour lui signifier que cet accord était un pacte. Tout juste s’il fit attention à la barbe naissante de son interlocuteur. Une barbe qui dans deux mois aurait la bonne taille…

Ce qu’il voyait dans la glace lui convenait, malgré certains désagréments. Aux sensations rêches du début, avaient succédé un côté garde-manger qui parfois permettait d’y lire son menu, ou de confirmer qu’il se lavait les ratiches.

Un jour qu’il inspectait tout ça, il se rendit compte qu’une certaine luxuriance avait envahi son visage, de la base du crâne au bout du menton. Une rondeur pileuse qui avait pris le pas sur son aspect anguleux. A tel point qu’il ne se reconnaissait pas. Armé de sa fidèle tondeuse, il défricha d’abord ses rouflaquettes, véritable crime de lèse Georges Killian. Puis il s’attaqua à ses joues, ne préservant le volume qu’à partir de sa lèvre inférieure, autour du menton.

Le résultat s’éloignait de ce qu’on pouvait voir dans les livres de contes, mais on était au XXIe siècle, et prendre soin de sa barbe n’était pas réservé à un autre Georges, celui qui faisait plus dans le grain de café que dans la bibine.

Un Père Noël à barbiche.

L’occasion rêvée de s’adonner à un de ses jeux favoris, « Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette »

 

SECONDE PARTIE

Les jours passèrent, puis ce furent les semaines. Il ne montrait pas d’impatience et attendait sereinement que le moment arrive. Ses proches eux-mêmes ne s'en doutèrent pas, tant il ne changea rien à ses habitudes et à son mode de vie de bon père de famille.

Le marché durerait une semaine, et il s’était engagé à venir tous les jours à partir de 16H30, le mercredi après-midi et tout le weekend. Au niveau de son taf, pas de problème, il s’arrangerait pour commencer plus tôt et poserait son mercredi. Si jamais un supérieur zélé y trouvait à redire, quelque chose lui dit que son dos mettrait tout le monde d’accord, à moins qu’une gastro s’en charge.

Pour sa femme et ses enfants, la chose était plus complexe. Il aurait pu la jouer en toute transparence et tout leur expliquer, mais sans trop savoir d’où ça venait, il préféra leur cacher et dû échafauder un scénario qui tenait la route. Le coup du rendez-vous professionnel si cher aux adeptes du 5 à 7 ne le convainquit pas plus que ça, il se décida à mentir à moitié. Il annonça à sa nana qu’il avait été approché pour entrer dans une confrérie, se sentant obligé d’en rajouter sur l’aspect spirituel et presque occulte de la démarche. Pour un peu, il allait rallier un groupuscule proche du Mossad ou des Templiers. Cela lui parut surprenant mais elle ne tiqua pas quand il lui précisa que pour être coopté, il lui faudrait consacrer un weekend à cette mystérieuse organisation. Il avait pris soin de cacher son costume au fin fond du garage, domaine dans lequel elle ne s’aventurait jamais.

Il faisait froid quand il mit le nez dehors ce lundi matin. Il avait prétexté une volonté de boucler ses dossiers avant les fêtes pour expliquer son départ aussi tôt au boulot. En bientôt vingt ans de vie commune, c’est la première fois qu’il exprimait ce désir. Sa journée fut joyeuse et passa aussi vite qu’un TGV en gare de Vierzon. Ce n’est qu’après sa pause-café de 15H00 qu’il sentit son cœur palpiter. Dans une heure il partirait pour rejoindre le parvis de cette mairie sur lequel avaient été disposés une douzaine de petits chalets.

La nuit tombait presque et les enfants n’allaient pas tarder à sortir de l’école. Il reconnut rapidement son commanditaire qui venait d’allumer un réchaud à gaz sous une marmite de vin pas encore chaud. En attendant de le goûter, pour mieux l’épicer, il s’était ouvert une petite boutanche de blanc, juste comme ça, pour patienter. Il ne connaissait pas l’adage qui dit que « Rouge sur blanc, tout fout le camp », ou alors, ça ne concernait pas le vin chaud.

Sa main froide fut une nouvelle fois broyée par celle du confrère. Il entra dans la cabane pour enfiler son costume. Puis ce fut la perruque et le bonnet, il sortit ensuite un petit miroir qu’il avait pris chez lui pour vérifier le résultat. Les faux cheveux recouvraient parfaitement ses joues, et sa barbiche avait une taille respectable. Il ne s’était pas taillé la moustache depuis deux semaines, ce qui lui donnait un air de Père Noël presque crédible. Seul le contraste entre le gris de ses poils et le blanc du postiche pouvait choquer un œil inquisiteur. Un détail.

Un trac incroyable lui saisit les tripes quand il sortit. Un peu d’alcool lui ferait du bien, et il accepta volontiers le verre que l’autre lui tendit. Il aurait préféré un coup de gnole.

- Je vous ai construit un traîneau en palettes avec des rennes en carton.

- C’est très réaliste, mentit-il.

- Merci, on remet la culotte au môme?

- Pas le temps regardez, les premiers visiteurs arrivent déjà.

- Ok, j’allume le projecteur.


Pour sa première, le nombre de gamins à monter sur ses genoux n’excéda pas la dizaine. Certains avaient peur de ce grand gaillard barbu, mais il se demandait si les gens y croyaient, ou à défaut si il pouvait faire illusion dans ce rôle.

Chacun sait que l’essentiel du travail d’acteur est dans le regard, et ses angoisses perceptibles n’arrangeaient pas ses affaires. Tout comme son sourire pincé et mélancolique au moment où les parents prenaient une photo. Des mamans, principalement, les couples étaient rares. C’est à peine s’il lâchât quelques « Bonjour les petits », avec une voix plus proche du Casimir de l’Ile aux enfants que du célèbre finlandais.

Roger, c’était le prénom de son complice militant du ptit vin de Nogent, était aussi rouge que son costume. Il paraissait satisfait de son début de soirée et ne mourrait pas de soif.


- On va quand même pas jeter ça !

Et il s’enquilla les quatre verres qui permirent de finir la grosse gamelle de vin chaud.

Il n’avait pas trop le moral quand il rentra chez lui, et réussit assez mal à cacher son mal être. Pas comme ses enfants, surexcités par l’imminence du plus beau jour de l’année.

Le lendemain ne fut guère plus brillant, et il ne se sentit pas beaucoup plus à l’aise. Les mères n’avaient d’yeux que pour leurs rejetons et le regardaient à peine. Les marmots restaient prostrés, blêmes de peur ou plongés dans une béatitude idiote. Pas de quoi le satisfaire, établir ce lien qu’il était venu chercher dans cette aventure.

Roger quant à lui, avait moins de doutes existentiels.

Son moral n’était pas au beau fixe, à tel point qu’il se demanda s’il allait venir le mercredi. Un petit rhume aurait bien fait l’affaire, mais il n’avait pas le numéro de téléphone du pochard. Il ne se sentait pas de taille à lui mettre un tel vent, ni assez hypocrite pour devoir se confondre en excuses toutes plus bidons les unes que les autres. Ou tout simplement il était un homme d’honneur qui se devait de respecter un engagement, ce qui était mieux pour un ego, le sien, pas au plus haut dans les sondages.

Il le fut un peu moins au boulot quand il prétexta un enfant malade pour s’éclipser en fin de matinée. Il avait, malgré la minutie de son plan, oublié de poser son jour de congé.

Il fut à peine surpris de trouver son consciencieux confrère qui avait déjà allumé le réchaud.

- Salut Roger.

- Salut, plus longtemps ça chauffe, meilleur c’est.

- C’est le proverbe de la journée.

- Tu bois un coup ?

Et ils en burent quelques-uns avant l’ouverture au public. Il faisait froid… Son œil pétillait plus que les deux jours précédents. Il se sentait plus joueur et avait la langue mieux pendue. Le vin chaud l’avait désinhibé. Le centre-ville était animé, les enfants venaient faire du manège, pêcher le canard ou manier la carabine à plombs, leurs parents passaient de chalet en chalet pour déguster et parfois acheter ce qu’on leur servait.

Le bide de la veille n’était plus qu’un mauvais souvenir, et il faisait un tabac. D’un clic ou deux sur un téléphone, il avait le sentiment d’entrer dans la vie de ces familles. Son sourire était sincère et communicatif et il réussit à placer sa voix de manière à être crédible.


- Venez les enfants, venez faire un bisou au Père Noël.

- Allez, souriez pour la photo.

- C’est bon, vous avez commandé vos jouets ?

Certains restaient impressionnés par l’homme en rouge, mais la plupart riaient et exprimaient leur joie. Tout allait pour le mieux, et il fallut même préparer une deuxième marmite. Ca ferait une belle recette. La nuit était tombée depuis un moment, il y avait un peu moins de monde et il remarqua cette jolie femme, en jean et caban, bottines à talon qui semblait suivre le fumet de la mixture que Roger couvait avec amour. De son bonnet sortaient de longs cheveux bruns et un bout de nez visiblement aquilin.

 

TROISÈME PARTIE

Ses yeux qui pétillaient trahissaient sa joie de boire un coup tout autant que de voir sa fille heureuse. Bavarde et attentive, elle trouva un compagnon de comptoir idéal. Au bout de cinq minutes, le ptit blanc de Nogent n’avait plus de secret pour elle. Elle était bien et avait perdu cette inquiétude qu’ont les mamans quand leur enfant s’éloigne de quelques mètres.

La petite était assise sur ses genoux, et il faisait moins attention à elle qu’à celle qui l’avait mise au monde. Il ne vit pas sa main s’approcher de son visage. Sans prévenir, la petite garce tira d’un coup sur sa barbe, comme pour arracher un postiche.

- Euh c’est une vraie, ça fait mal ma chérie.

- D’abord mon papa il en a une plus belle que la tienne, et en plus elle est même pas blanche.

- Je suis un vieux Monsieur qui donne des cadeaux aux enfants sages.

- Mon papa il est pas vieux. Il est plus beau que toi.

En pleine discussion, sa mère regardait la scène avec bienveillance. Plus personne n’attendait, et il profita de l’aubaine pour proposer un « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette » à la fillette qui ne se fit pas prier pour s’y agripper une nouvelle fois.

Pressés d’en découdre, ils bâclèrent la chanson et se retrouvèrent face à face, les yeux dans les yeux. S’il était un compétiteur aguerri, il venait de trouver une concurrente redoutable. Après un assez long round d’observation, il entreprit de la déstabiliser en multipliant les grimaces. Rien à faire, la petite restait de marbre. Il se décida à abattre son atout maitre, l’arme fatale qui lui avait apporté tant de victoires, la feinte. Il s’agissait de faire comme si il éclatait de rire et d’arrêter aussi sec en faisant une tête complètement neutre.

Sa première tentative n’amena rien, et à la deuxième la chiarde lui allongea une torgnole comme on n’en avait plus vu depuis Zola. Il en resta pétrifié. Aucun geste, aucun mot ne put sortir en retour. Il but le calice jusqu’à la lie.

- J’ai gagné, j’ai gagné, maman, j’ai battu le Père Noël !

Une humiliation. Une fillette venait d’afficher aux yeux de tous une défaite obtenue dans la tricherie. Mais ça, personne ne pouvait le vérifier, ni oser imaginer que cette innocente créature puisse être une sociopathe.

Après trois vins chauds et quatre cigarettes, la femme se résolut à récupérer son petit ange. Une bonne cliente pour Roger. Au moment précis où elles repartirent, il retrouva la parole.

- Si ton père a une si belle barbe, tu pourras jouer avec lui. Sans tricher.

Il ne vit pas la larme couler sur la joue de la belle enfant, ni le regard noir que sa mère lui jeta. Bien loin de l’éclat pétillant d’il y a quelques secondes à peine, quand le breuvage épicé réchauffait son gosier.

Il se sentit soulagé, léger et heureux. Non seulement il arrosa ça avec son complice de stand, mais contrairement aux jours précédents, il fut d’humeur joyeuse à la maison. Après une histoire lue aux enfants, il entreprit d’honorer sa fidèle épouse. Du moins le croyait-il.

Son devoir conjugal accompli, Il s’endormit comme un bébé. Mais la suite fut plus agitée, un rêve récurent le tarauda jusqu’au petit jour. Il était debout, torse nu sur un bateau, et il tenait fermement une lance de tournoi. Des joutes, dans les bassins du Château de Versailles. Il enchaînait les victoires, contre des adversaires aussi puissants que lui, devant un parterre de femmes en costumes d’époque, toutes aux cheveux rasés. Au bout d’un moment, il ne restait que des enfants, assez jeunes, qu’il renversait de plus en plus facilement. Ils tombaient dans l’eau et se faisaient dévorer en silence, par les carpes qui infestaient les pièces d’eau du parc. La barque qui se profilait devant lui était d’une blancheur frappante, et une vieille femme se tenait debout, une lance à la main. Une gauchère, pensa-t-il. Il s’arcbouta avant l’impact, quand des notes de musiques nasillardes sortirent de son radioréveil.

Comme depuis le début de la semaine, il se jeta dans la douche, avala un café et se retrouva en bas de chez lui dans une rue déserte et obscure. Sa journée de travail fut aussi insignifiante que possible.

La nuit tombait déjà quand il entra dans le petit chalet pour enfiler son costume. Une fois sur son traîneau d’opérette, il attendit de pied ferme son premier client, bien résolu à tirer le premier. Mais il n’en fit rien, et finit sa prestation en assurant l’essentiel, souriant vaguement au moment de la photo. Il resta comme amorphe, et jamais il ne put adresser le moindre mot aux gamins qui défilaient sur ses genoux.

Le lendemain, les choses furent identiques, jusqu’à ce garçonnet qui lui broya les pieds avant de faire de même avec sa cuisse en escaladant sa victime. C’était un de rares qui était avec ses deux parents, surement la sortie familiale du vendredi soir.

- D’abord, tu n’existes pas, toi aussi t’es un papa.

- Pourquoi tu dis ça ?

- C’est mon copain qui me l’a dit à l’école. C’est son papa qui se déguise pour amener les cadeaux. Il l’a vu mettre son costume.

- Oui mais c’est parce que ton pote n’est pas sage, et le Père Noël ne vient pas le voir. Alors son père est obligé de le remplacer, sinon il serait très triste.

- C’est même pas vrai, t’es un menteur, t’es méchant !

Il commençait à s’agiter, et son père leva les yeux du verre fumant qu’il buvait.

- Tu n’es pas sage toi non plus, il ne viendra pas dans votre maison. C’est bien fait pour toi.

Ca faisait bien un demi-siècle qu’il n’avait pas prononcé cette phrase. Il se sentit assez fort pour rajouter que son père en avait marre de lui, qu’il n’était pas sage. C’en était trop pour le mioche qui explosa

- Papa, papa, il est méchant, il m’a dit que le Père Noël il existait pas !

- Mais ça va pas petit morveux, j’ai jamais dit ça.

Et il l’expulsa de ses genoux d’une ruade qui le mit par terre. D’un bond, son paternel vint le ramasser après avoir balancé son reste de vin chaud sur la cuisse charnue du pauvre Roger.

- Mais ça va pas, t’es complètement fou !

- C’est lui qui l’a cherché.

La femme évita un gros scandale en retenant son bouillant mari qui allait frapper celui qui avait rudoyé la chair de leur chair. Les insultes fusaient et un attroupement s’était formé, précédent le départ chaotique de la petite famille.

- Attends bouffon, tu vas voir !

Malgré sa brûlure, c’est Roger qui sut trouver les mots pour calmer les badauds

- Le vin ça tâche, mais c’est pas grave, je frotterai avec de l’eau froide et du savon de Marseille. Allez, tournée générale, c’est la maison qui régale.

 

QUATRIÈME PARTIE

Cet incident ne le perturba pas plus que ça. Sa soirée fut des plus tranquilles, et il se sentait étrangement calme quand, le jour suivant, il remit son costard rouge. Un beau soleil d’hiver réchauffait presque la petite place de la mairie.

Toute la journée, des familles se succédèrent, et malgré un froid assez vif, il régnait une atmosphère chaleureuse ce samedi soir. Jusque-là il s’était contenté d’expédier les affaires courantes. Son humeur n’était pas maussade, mais il fut sujet à des émotions qu’il n’avait pas ressenties depuis son enfance. Il se replongea dans une magie de Noël que seuls peuvent vivre les minots.

Etre père lui avait bien fait tutoyer la chose, quand les hivers précédents, il avait vu le regard émerveillé et inquiet de ses enfants qui viennent de rater de peu l’homme en rouge. Mais ça restait par procuration, magnifique car centré sur l’autre, mais moins intense. Là il était submergé par des émotions qui venaient de très loin, des profondeurs de son âme. Il aurait tant aimé se retrouver mains dans les mains, maillon d’une famille unie et heureuse. Paradoxalement, malgré ce qui était sa vie, il se sentait exclu, comme un sans famille.

Le premier marmot à s’approcher de lui en fit les frais. Sa mère le récupéra en sanglots, et malgré des trésors de tendresse, elle ne put calmer son chagrin. Trop concentrée sur sa mission régalienne, elle ne fit pas attention aux énormités qu’entendirent ceux qui suivirent son pauvre petit chéri.

- Je suis un faux Père Noël.

- T’as été méchant, tu n’auras pas de cadeaux.

- T’es un bébé, tu y crois encore.

La machine s’était emballée, et il n’avait maintenant plus aucune retenue. Il balançait, sans faire attention, sans même prendre la précaution de voir si le ou les parents l’écoutaient.

Il perdit tout contrôle quand il entreprit de prendre une revanche éclatante à sa cuisante défaite du mercredi au « Je te tiens, tu me tiens… ». La fillette sur ses genoux sanglotait déjà quand il chanta bruyamment les dernières paroles.

- … Le premier de nous deux qui rira, aura une…

Sa main droite était déjà bien haute, la tête blonde paraissait démesurément petite devant cette grosse paluche qui allait s’abattre sur elle. Une fraction de seconde avant l' impact, Roger avait bondi de son comptoir pour retenir le geste incompréhensible de son confrère. Juste à temps. Etonnant pour un homme de son gabarit, et plus encore, de son alcoolémie, qui devait maintenant largement dépasser les chiffres de la croissance. Aérien, presque félin. Une fois de plus, c’est ce preux chevalier de la vinasse qui réussit à sauver une situation qui sans lui, aurait tourné à l’émeute.

La fin du printemps avait sonné depuis quelques jours la remise en service des barbecues, en particulier pour ceux qui avaient un jardin. Bientôt, des étrangers sans scrupule martyriseraient la petite balle jaune du côté de la porte d’Auteuil.

Peu d’amoureux se bécotaient sur les bancs qui faisaient face à une salle d’audience correctionnelle du Tribunal de Créteil moyennement festive. Il se demandait ce qu’il pouvait bien faire dans cette Cour des miracles, au milieu de gars qui avaient volé, éduqué leur femme avec conviction, ou mieux, qui s’étaient retrouvés par hasard à la sortie d’une école en possession d’un paquet de fraises Tagada.

Il n’avait pas pris d’avocat. Pas besoin, après tout que pouvait-on lui reprocher ? Grace à Roger il n’avait frappé personne, il avait juste dit la vérité à des enfants qui jusque-là vivaient dans le mensonge et l’hypocrisie. Rien de bien condamnable !

L’opinion du juge et des quatre avocats qui le démontèrent ne fut pas tout à fait celle-ci. Cinq ans fermes ! Le verdict le laissa sans réaction. De nos jours on ne respectait plus grand-chose, mais on ne badinait pas avec le Père noël.

D’ailleurs, pour l’avoir oublié, il passerait le prochain bien au chaud, main dans la main avec ses fidèles compagnons de cellule.

 

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