Chapître I - Le collège Victor Hugo
II s’était rendu compte qu’il n’avait jamais lu le mastodonte de la littérature française. Travailler dans un des deux cent quarante- sept collèges portant ce nom ne l’avait jamais trop poussé à le faire. Un peu rebelle, il s’était toujours fait un devoir de ne pas faire ce qui émanait de l’institution scolaire. Lycéen, avec une mèche qui l’était autant que lui, il n’avait pas cédé au charme envoutant de Madame Rosenman, sa brune prof de français. Pas question de lire une ligne de ce que la belle Annie leur demandait. Même assise sur lui, culotte en dentelle sous une chemise de coton, elle n’aurait pas pu lui imposer. Encore que… Sans qu’il lui soit nécessaire de faire don de son corps au-delà d’un fantasme adolescent, elle avait réussi son coup à retardement, lorsqu’un an plus tard il dévora le « Rouge et le Noir », Julien Sorel d’un mètre quatre-vingt- dix. La fourbe ! Mais dans ce métier, ce qui compte est ce qui reste quand vous n’êtes plus là. Possible qu’il lise un jour lire un jour « Les Misérables », plus probable que d’assister à l’expo d’un obscur photographe ou de se plonger dans l’œuvre assez peu comique d’Eugène Chevreul. L’hiver faisait de la résistance. Ses yeux piquaient un peu, quelques larmes perlaient aussi. Des cimes enneigées. Engourdis au moment de s’extirper du télésiège, les skis qui crissent sur une neige un peu dure. Il lui faudrait quelques minutes avant de retrouver la chaleur. Souvent, il ne prenait pas le temps de remettre ses lunettes. Quelques larmichettes sur ses petits yeux que l’astre solaire avait la bonté de rendre verts. La couleur de l’espoir. Des décennies plus tard, la montagne était pourtant toujours aussi belle, quoique très rare en région parisienne. Chaque matin, ou presque, il lui fallait gagner sa croute. Ca s’appelait le taf. Pas de planches aux pieds, mais sa fidèle monture entre les jambes, il s’apprêtait comme tous les matins à basculer dans cette vallée de pacotille, vers ce collège bien calé au bas de cette descente qu’on n’imaginait pas aussi raide, avant d’y être engagé. Une vraie piste rouge. Le jour allait bientôt s’inviter au bal, avec son pote le soleil, c’est tout le bien qu’on pouvait se souhaiter. Aujourd’hui encore il ne baisserait pas la visière de son casque, trop crade, il la nettoierait ce soir, promis. Il plisserait ses yeux toujours aussi petits, et pas encore verdis. Il les essuierait d’un revers de gants, les manches c’est pour Jean Ferrat. Pour mieux voir, en tout cas de loin. Pour ne pas passer pour un dépressif profond, profil pourtant très en vogue dans l’Education nationale. Des ombres descendaient vers la fourmilière, certaines, familières, le regardaient passer, des sourires, des « bonjour Monsieur C ». Tout un petit monde qui se met en branle, des peurs, des joies, des destins qui bientôt ne feraient plus qu’un. La vie, puissante, celle qui coule dans les veines. Il lui fallait entrer dans ce bunker de béton. Pas comme ces ombres qui maintenant avaient pris forme humaine. L’entrée des artistes, celle des petits soldats de la République, qui tous les matins combattaient l’ignorance. Une fois engouffré dans ce parking souterrain, il croisait parfois ceux qui comme lui ne respectaient pas le premier principe du Général De Mortreuil, « Etre à l’heure c’est déjà être en retard. » Des cyclistes ou des motards, à croire que ces gens-là se privent de réveil en divisant par deux le nombre de roues sur leur véhicule. Un sas, entre le vaste monde et le collège. L’occasion de vérifier qu’il y avait moins de grosses berlines allemandes que sur le parking d’un casino monégasque. Ni de bolides italiens d’ailleurs, à peine une Fiat ou deux, aussi cabossées qu’une vieille casserole. C’est dingue de voir comme les profs manquent singulièrement de goût. De la 206, de la Twingo, quelques Clio, jadis une Chrysler Le Baron cabriolet. Mais il avait beau plisser un peu plus ses meurtrières oculaires, pas moyen de poser son regard sur une Ferrari ou une belle Mercedes. Déprimant. Les élèves lui disaient assez régulièrement qu’il avait un frangin dans le bahut, prof de français, et il avait parfois la surprise de s’entendre dire « bonjour Monsieur Pallud.» Grand lui-aussi, légèrement dégarni pour rester poli, cet homme était aussi droit que C. était un peu voûté. Un manche à balai dans l’oignon, dirait celui qui déjà ne voulait pas appeler un chauve un chauve. Comme tout le monde, il vivait avec ses contradictions. Mais les siennes semblaient trop violentes pour ne pas se voir comme certains nez au milieu de certaines figures qui n’en demandent pas tant. En deux ans, les seules paroles que Pallud lui avait adressées, étaient de lui demander s’il avait voté pour les élections professionnelles. Celles qui désignent les représentants de cette joyeuse profession au Conseil d’Administration, cet exemple inégalé de démocratie participative. Même dans une caserne nord-coréenne. Ségolène, si tu lis ces quelques lignes… Certains « bonjour » semblaient déchirer les bouches qui les prononçaient du bout des lèvres. Pour beaucoup, le sport matinal consistait à regarder le bout de ses chaussures. Lui-même n’était pas si sûr que son salut fût toujours si convivial que ça. Un monde morose dans lequel la bonne humeur n’avait pas droit de cité. Incroyable de se dire que tous ces profs semblaient aussi résignés que s’ils allaient descendre à la mine, alors qu’il leur faudrait rapidement affronter l’élan vital qui envahirait le bunker. Ainsi que tous ceux qui exerçaient ce métier, C. savait très bien que le début d’un cours était essentiel, un peu comme celui d’un one man show. Le rater, c’était s’exposer à la vindicte populaire. Se condamner soi-même à se faire bouffer par cette jeunesse volcanique. Il fallait à la fois avoir la pêche, accessoirement le sourire, mais aussi rester calme devant tant d’effervescence. L’entrée en cours était un sas entre la vie derrière les murs de la classe et l’autre, la vraie. Ce métier était un paradoxe absolu où la rigidité de l’emploi du temps le disputait à la liberté quasi totale de l’enseignant une fois la porte de sa classe fermée. Et à sa solitude. Rares sont les métiers dans lesquels on doit se débrouiller seul. Hormis une phase de formation aussi efficace qu’un stage de récupération de points pour le permis de conduire, l’enseignant se lance dans le grand bain comme un bébé nageur dans une piscine olympique. Mais sans sa mère, ni son père.
Chapître II - Miguel
La Colombie est un charmant pays d’Amérique du sud. Le folklore qui va avec, Pablo Escobar, El Gringo, les ponchos, les flûtes de Pan et la cucaracha. Miguel n’était pas à proprement parler un enfant dont on pouvait qualifier la vie de folklorique. Les faubourgs de Bogota ne sont pas aussi accueillants que ceux de Melun, qui pourtant ne le sont pas tant que ça. Malgré ce camping dans lequel tout le monde rêve de planter sa tente un jour.. Certains gamins n’abordent pas forcément l’existence avec tous les atouts qu’il faudrait, mais lui n’avait pas été oublié dans la distribution des cartes pourries, des vélos comme dirait un joueur de tarot excédé par son jeu.. Depuis Sigmund, on nous explique que le triolisme, avant d’être une joyeuse perversion d’adultes en manque de fantaisie dans leur couple, est une condition nécessaire au bon développement de nos chères têtes blondes, assez rares dans la Cordillère. Miguel n’avait pas eu vraiment l’occaz d’entretenir trop de désir pour sa mère et encore moins de tuer son père. D’autres s’en étaient chargés, et pas seulement de façon inconsciente. Bref, à l’âge où certains franchissent la Marne sur le pont de Charenton bien calés dans une poussette, lui avait traversé l’Atlantique pour rejoindre une famille française qui dorénavant serait la sienne, la nouvelle. Quelques années plus tard, certains signes étaient devenus inquiétants. Très inquiétants, donnant l’impression que sa place était plus dans une institution spécialisée que dans un collège de la République, malgré sa devise. On le voyait souvent errer dans la cour, et l’expression du visage de ceux à qui il s’adressait parfois n’était pas faite pour rassurer. Miguel était grand, plus du fait de ses deux années de retard que par hérédité. Il faisait bien une tête de plus que les autres élèves de cinquième. De sa démarche saccadée, il semblait ne poursuivre aucun but précis. Perdu dans ses pensées, les bras repliés, les mains souvent jointes, on avait le sentiment qu’il ramait à contre-courant. Il n’était pas comme les autres. Ça, c’était pour le langage du corps, parce que pour les mots ça n’était pas mieux. Son français était approximatif, un accent à couper à la hache, mais surtout, son regard n’était pas celui de quelqu’un qui vous comprend sans difficulté. Comme tous les collégiens, Miguel poursuivait sa scolarité pour le moins chaotique sous la responsabilité de son professeur principal. Encore un métier où le féminin n’existe pas, ou alors il faut dire une prof. Mme Sapena s’en arrachait régulièrement les cheveux. Avec un peu de chance, elle pourrait en profiter pour se débarrasser de quelques intrus formellement blancs qu’on devinait parfois dans la luxuriance brune de sa chevelure. Sa classe de cinquième n’était pas si facile à gérer. Certains professionnels de la jérémiade passaient, par définition, plus de temps à se plaindre qu’à chercher des solutions. Les parents, les jeux vidéo, la télé, internet tout y passait. Pourtant, le collège VH était un établissement relativement tranquille. Mais cette classe n’était véritablement pas un cadeau, avec sept ou huit cas qui ne collaient pas précisément à l’image qu’on se faisait d’un élève au milieu du XXe siècle. Avant que mai 68 et des hordes de migrants ne passent par là. Heures de colle, réunions, commissions, fiches de suivi, rendez-vous avec les parents, savons, mots sur le carnet…, Nathalie Sapena avait de quoi occuper son temps du coup pas si libre. Et là-dedans, Miguel justifiait à lui tout seul le côté astronomique des indemnités de suivi et d’orientation de sa prof principale. Il faut dire que notre grand escogriffe avait pris la bonne habitude de rentabiliser l’usage de sa bouche, l’organe de la parole. Mais lui préférait cracher, mollarder sur tout ce qui bouge, en particulier sur ses camarades qui du coup ne le restaient pas si longtemps que ça. -Salut Miguel, bien ou bien ? - Et schlaff, une bonne giclée dans la courge Au départ ça surprenait toujours un peu, mais rarement agréablement. Autant dire que la cohésion de cette classe déjà assez fragile n’était pas chose facile à obtenir. Allez expliquer à des gosses pas tous trop bien structurés que ce n’était pas si grave, qu’il fallait l’excuser, … En gros, qu’il valait mieux venir en cours avec son rouleau de sopalin qu’avec son livre de Français, moins pratique pour s’essuyer le visage, ou ce que vous voulez d’autre. Entre collègues, on l’appelait le lama. Autre paradoxe de ce beau métier, c’était le type d’élève pour lequel l’arsenal éducatif évoqué était insuffisant. Sans doute irait-il faire un tour en atelier-relais un de ces jours prochains, le mitard de l’Education Nationale. Alors on prenait toutes sortes de décisions, toutes plus inefficaces les unes que les autres. Mme Sapena n’aimait pas ça, pas du tout. Elle aurait préféré jouer de son violon, plutôt que de pisser dedans. Comme son nom l’indique, l’inéluctable ne pouvait pas ne pas se produire. Tout ce petit monde vivait dans un monde de conseils. De classe, d’éducation, d’établissement, pédagogique, d’administration …, j’en oublie surement. Et là, c’est de discipline dont il s’agit. Une parodie de procès, qui serait risible si l’enjeu n’était pas ce qu’il est. A charge pour qui est jugé sans avocat. Imaginons-nous aux Assises avec un dangereux criminel supposé, dont l’avocat serait un compagnon de cellule, le juge le dirlo de la prison et le jury une dizaine de matons ! - Alors dis- nous Ayoub, peux-tu nous dire quelque chose pour défendre ton camarade ? - Heu, on mange pas trop bien à la cantine et il y a pas de papier aux toilettes. - Merci Ayoub, autre chose ? - Non Madame. Et vous Monsieur Tréma, en tant que représentant du personnel ? - Madame la Principale, si le Rectorat n’avait pas supprimé tous ces postes, Serge n’aurait certainement pas fait ce qu’il a fait. - Serge ? Mais c’est de Miguel dont on parle. - Serge Lama Madame la Principale. - Monsieur Tréma, voyons… Et je vous fais grâce de l’intervention toujours mélodramatique de l’assistante sociale ou de la psychologue scolaire qui nous explique que son père boit et que sa mère fait le trottoir, plus souvent que le contraire. Autant dire que le sort de l’accusé tenait bien souvent à peu de choses. Et que le résultat des débats était rarement incertain. Difficile d’en rire, ni-même d’en sourire. Mais ce qui était pathétique, au-delà de l’avenir d’un jeune à peine moins bien défendu que ne le fût Klaus Barbie, c’était le camouflet que l’institution scolaire s’infligeait à elle-même. En gros la logique était de changer d’établissement un élève pour lequel on avait rien fait d’efficace, en sachant qu’il en serait de même dans son nouveau bahut. Cerise sur le gâteau, il était d’usage de l’échanger pour un autre au profil similaire. Imparable. Si un gros boulet pollue votre vie, il est urgent de ne rien faire d’utile, il suffit de l’accompagner gentiment jusqu’à son pétage de plombs et de l’échanger contre un autre boulet une fois que c’est fait. Quelques poils perçaient maintenant sur le menton volontaire de Miguel. Et l’affection qu’il portait à son prochain était de moins en moins asexuée. Pour tout dire, sa dernière intervention auprès de deux gamines de sa classe avait été moyennement appréciée par leurs parents. Il n’aurait pas la chance de passer par le mitard, il finirait l’année scolaire à quelques kilomètres de là. Loin de Bogota.
Chapître III - Aurélie
Il y a environ cinq millions de chômeurs en France, presque autant que de fonctionnaires. Sans tomber dans certaines dérives pas foncièrement de gauche, la tentation est grande de se dire qu’il suffirait de presque rien pour donner du boulot à toutes ces feignasses. Juste virer les uns pour laisser la place aux autres. Pas sûr que cette idée géniale soit reprise aux prochaines présidentielles. C. faisait partie de ce gros contingent d’agents de l’Etat. Avant d’atterrir à Victor Hugo, il avait bourlingué dans différents bahuts, en n’ayant pas toujours la chance d’y trouver un complice. A chaque fois, ça avait été un vrai bonheur, de ceux qui égayent l’existence et vous donnent la banane avant d’aller au boulot. Pas pour se sentir épaulé au moment de descendre à la mine, mais juste pour se trouver un pote de rigolade. Il avait du mal à voir la vie autrement qu’en racontant des petites conneries. C’était mieux de le faire à quelqu’un, de le faire marrer le plus possible quand ça n’était pas le contraire. Il en devenait parfois trop exubérant, chiant diraient certains. Mais c’était sa façon d’être, en tout cas celle qui lui plaisait. Sans ça, il pouvait se renfermer jusqu’à devenir transparent. Les trois premières années, il y a déjà une décennie qu’il avait été nommé à Victor Hugo, c’est Thierry qui avait joué ce rôle. Des pauses, la machine à café, des discussions, les deux profs d’EPS faisaient parfois cours ensemble, avec leurs deux classes. C’était, entre autres, un des privilèges que permettait cette discipline. Et puis Thierry avait déménagé, et avait muté l’année d’après. Le salaud. La suivante lui avait permis de vérifier l’étroitesse des relations avec ses autres collègues d’EPS. Coups bas, jalousie, embrouilles à gogo, un petit Dallas made in Val de Marne, ce qui lui pesait le plus était surtout de fréquenter des gens qui se prenaient trop au sérieux, et qui oubliaient souvent leur humour au parking. Les deux longs mois de vacances tiraient à leur fin, et ces autres feignasses, de profs, pas de chômeurs, devraient bientôt troquer les sandalettes et la canne à pêche pour une panoplie plus sérieuse. Le sous-pull vert et le pantalon de velours marron se faisaient de plus en plus rares, mais on pouvait néanmoins soupçonner certains spécimens de se fournir en Roumanie. Ou alors de faire partie d’un groupe folklorique de contrées reculées des Balkans. Ou de Bazoches- lès- Bray, en Seine et Marne comme vous vous en doutiez surement. La pré-rentrée était souvent l’occasion d’arborer un teint halé et des traits plus reposés qu’à l’habitude. Dans certains cas, ça pouvait aller jusqu’à des abdos presque saillants. Celle aussi de voir si les nouvelles étaient mignonnes. Comme en colo, sur le quai de la gare. Des bises que l’on fait une fois dans l’année, ça c’est plutôt mignon. Un rapport d’activités estivales succinct, ça tombait bien, celui de C. ne pouvait que l’être. Comme à chaque fois, à chaque réunion de plus d’une personne, Jacques était celui qui avait le plus de choses à dire. Et pourtant, ses vacances avaient été identiques à celles des quinze années précédentes, aussi banales que la Brie, autour de Sivry-Courtry. Il captait l’attention d’un petit groupe, dans lequel parler de dialogue aurait été abusif. Son auditoire paraissait plus assommé que captivé. Il avait topé C. au moment où celui-ci, assez fier de son physique presque affûté, allait se servir sa septième viennoiserie et son quatrième café, sans sucre je précise. - T’as vu la nouvelle ? - Non - Tu vas voir, elle est super bonne. Mais elle est blonde, ce n’est pas ton genre. Le tout associé à un regard qui se voulait complice, Jacques pensait dur comme fer que son collègue avait une vision plus exotique des choses, plus que C. lui-même. Aurélie, la nouvelle en question, était une belle nana c’est vrai. Jean, blonde, teint pâle, grande, un petit nez retroussé, sans tomber dans la trompette, il dût très rapidement interrompre son scanner. Juste le temps de lui faire la bise et d’entendre le son de sa voix, à peine arrivée, celui qui c’est sûr serait son futur ami s’était jeté sur elle comme un chacal. Impossible d’en placer une. Ni pour elle, ni pour C., ni pour quiconque d’ailleurs. Elle était une bonne camarade, et une prof sérieuse et impliquée. L’EPS est une discipline dans laquelle le travail en équipe est plus qu’une habitude dans la mesure où il est institué par les textes officiels. « Mes amis, chers professeurs d’éducation physique et sportive, vous devez vous entendre et bosser ensemble. » L’intention est des plus louables, et on peut se demander pourquoi il n’en serait pas de même dans les autres matières. Celles qui s’élèvent au- dessus des corps pour s’adresser aux esprits. Dans les faits, et surtout dans la durée, les choses étaient rarement aussi idylliques que dans les textes. Ces équipes devenaient parfois des nids de vipères dans lesquels tous les coups étaient permis, ou presque. Et Victor Hugo ne dérogea pas à cette règle. La première année fut conviviale et sympa à vivre. Des moments pour bosser mais aussi pour se marrer, l’un étant loin d’empêcher l’autre. C. s’en félicitait, il retrouvait un mode de fonctionnement et un état d’esprit assez proches de ce qu’il avait toujours vécu durant les longues années où il avait fait du sport. Au fur et à mesure, sans se presser, des liens d’amitiés s’étaient tressés avec Aurèlie. Ce n’était pas la première fois qu’il éprouvait ce sentiment pour une fille. Il l’avait déjà connu dans le cadre de son travail, mais à chaque fois avec une ambiguïté sous-jacente et la dose d’attirance physique qui va avec. Mais là, les choses étaient claires, presque pures. Et ce n’est pas que la dame ne fut pas charmante et désirable. Elle était en couple, ce qui ne l’attirait pas spécialement, mais ne l’avait pas toujours rebuté. Mais surtout, c’était une fille qui savait ce qu’elle voulait, et visiblement C. n’était ni son genre, ni un projet. Du coup pas de jeu de séduction entre eux, pas de phéromones qui parfois foutent la merde. Une amitié forte et sincère avait fini par les unir, tout autant qu’une grosse complicité professionnelle. Le beurre, l’argent du beurre et sans ce qui va avec. Ils aimaient faire cours ensemble, et proposer à leurs élèves de partager l’installation. Il était en accord avec ses convictions, persuadé que le groupe-classe avait parfois plus d’inconvénients que d’avantages. L’occasion rêvée de papoter avec sa pote autant que d’assumer ses choix pédagogiques. Ils se retrouvaient souvent le midi pour partager leur maigre pitance. C. aimait cuisiner et l’avait toujours fait pour ses enfants, sans que ça ne soit jamais une contrainte. Il proposait souvent à Aurèlie un petit plat mitonné la veille, et se ravissait du plaisir gourmand qu’il lisait dans ces yeux. C’est un truc qui était en lui, digne héritier de sa mère et de sa grand-mère.
Chapître IV - le cross
84 ans est un âge respectable, et on voit de plus en plus de sémillants séniors qu’il est injuste de qualifier de vieillards. Plus comme avant, quand être à la retraite voulait souvent dire que le Père Lachaise serait rapidement au programme. Mais c’est aussi la durée qui s’était écoulée avant qu’une équipe de France de sport collectif ne décroche à nouveau l’or olympique, le graal de tout sportif. Il avait fallu attendre Pékin 2008 pour revivre ce que les poloïstes avaient fait à Paris en 1924. Didier était depuis trois ans le capitaine de cette équipe, et c’est à lui que revenait l’honneur de brandir le trophée si convoité. Peu de gens peuvent imaginer les sentiments qui se bousculent dans le crane de celui qui affiche au monde le signe distinctif de sa domination. On a tous vu des gamins fiers d’arborer une scintillante deuxième étoile au revers de leur doudoune après une semaine de ski. Mais là, on parle d’un truc juste extraordinaire, et on imagine que certaines boissons à bulles couleraient à flot dans la nuit pékinoise… Vingt ans plus tôt, Didier avait à peine accéléré son allure malgré la certitude qu’il serait en retard. Il n’habitait pas loin du collège Victor Hugo, mais il s’était fait une spécialité, celle de ne jamais être à l’heure. Encore une fois il devrait encaisser une énième réprimande des surveillants qui contrôlaient ces flux d’élèves qui comme tous les jours redonnait vie à ce bloc de béton. Ses profs avaient le pouvoir de ne pas l’accepter en cours, mais là, il pouvait aisément miser sur le fait que Monsieur C. ne serait pas encore arrivé. Bien vu, C. extirpa sa grande carcasse de la porte d’accès au parking au moment précis où Didier rejoignait les autres, qui attendaient dans la cour. - Bonjour à tous - Bonjour Monsieur Ces braves adolescents ne prenaient plus la peine de lui faire gentiment remarquer son manque de ponctualité, tellement c’était entré dans les mœurs. Dans l’ensemble, les rapports de C. à sa classe de troisième étaient assez détendus. C’était un prof assez peu conventionnel qui lâchait du lest sur l’accessoire pour concentrer son énergie sur ce qui lui semblait essentiel. Dans l’ensemble, ses élèves intégraient la nuance, même si certains avaient droit à des piqures de rappel. Didier faisait partie de ceux-là. Son père depuis longtemps aux abonnés absents, il vivait seul avec sa sœur, son frère et sa mère. Sans tomber dans la psychologie de hall de gare, celle qui bien souvent nous tend les bras, il ressentait vaguement pour C. des choses que l’absence paternelle rendait possibles. Et assez régulièrement, il se permettait de tester l’autorité de son prof d’EPS, qui avait bien failli tomber dans le piège du conflit aveugle et rigide. - Est-ce que tu peux sortir des vestiaires, ça fait juste dix minutes que tu y es ! - C’est bon ! Cette réponse irrespectueuse à sa demande de ne pas trop exagérer lui avait presque fait péter un câble. Il avait su garder son calme et s’était dit que ce petit guadeloupéen avec de longues et fines jambes était vraiment une tête de lard. Un rageux, une chaleur comme disaient ses potes. Visiblement, la puberté ne lui avait pas encore offert son shoot de testostérone, et son allure était encore presque enfantine. Petit, assez fluet, c’était un garçon qui courrait bien plus vite que les autres. Il était de tradition que le premier trimestre de l’année scolaire soit consacré en partie à l’endurance, avant d’être rebaptisé course de durée par les grosses cervelles qui font, et défont les programmes scolaires. Avant que leurs non moins brillants successeurs ne fassent de même. Et comme dans de nombreux bahuts, tous les élèves participaient au cross du collège, sauf ceux que le corps médical, qu’on ne pouvait soupçonner de complaisance, avait dispensés. Franchir la ligne d’arrivée en tête procurait un sentiment que C. avait connu quand adolescent il avait gagné quelques courses. Courir longtemps et régulièrement le saoulait profondément, mais il s’était découvert une pointe de vitesse qui lui avait permis de griller tous ceux qui étaient devant lui. Remonter une file de coureurs, laisser les autres sur place, jusqu’à ne plus sentir ses jambes et avoir envie de vomir était une chose très grisante. Les gosses adorent cavaler le plus vite possible. Il pensait vraiment que Didier pourrait s’offrir cette sensation forte, celle d’être le meilleur du collège, devant les profs, les potes, les nanas…Sans en faire une affaire personnelle, il éprouvait l’envie de partager cette aventure avec son poulain et qu’il gagne ce cross. Plus pour l’aider à s’offrir ce petit cadeau que pour se faire mousser. Sans doute les prémices de ce qu’il ressentirait dix ans plus tard pour ses enfants. L’été n’était plus qu’un vague souvenir. Les grandes vacances avaient été heureuses, quoi qu’un peu éloignées du pays basque ou de la côte d’azur. Avec la Marne en guise de mer, et la cage d’escalier de l’immeuble F pour réception d’un hôtel qui n’avait pas grand-chose d’un palace. Le petit terrain de foot était leur parc des princes. Ils y jouaient des heures, souvent sous le cagnard. Coupe du monde, championnat d’Europe, ligue des champions, tout y passait, certains matchs se terminaient même par un peu de boxe. Le sport était sa vie, et elle s’écoulait insouciante et joyeuse. Les seules périodes où ils faisaient relâche, c’est quand ils allaient à la piscine. Fin octobre, Didier revenait dans ce grand stade en bord de Marne qui avait été leur paradis estival. Il faisait presque trente degrés de moins, et ce matin une fine pellicule blanche recouvrait même ce qui restait de la pelouse. Tout le collège s’était donné rendez-vous pour la grand-messe du cross. Pour lui, il ne s’agissait plus de cavaler après un ballon mais devant une horde de gars qui n’auraient de cesse que de le rattraper et de le dépasser. De l’humilier en quelque sorte. Il cherchait le réconfort de la grande silhouette de C. qu’il trouva la bouche collée à une tasse de café, discutant avec enthousiasme avec sa collègue et néanmoins amie. Son prof compris assez vite que le jeune homme avait besoin de lui. Il vida sa boisson d’un trait. - Ca va Didier ? - J’ai pensé à un truc cette nuit - J’espère que t’as dormi un peu quand même ! - Pas trop. Je pense que si je veux gagner, il faut que je prenne des risques dès le départ. Arnaud est plus fort que moi, et il fait de l’athlé en club. C. savait que son élève était de loin le plus rapide de tous et il lui avait conseillé plusieurs fois déjà de bien rester calé derrière les meilleurs et de tout faire péter à trois cents mètres de la fin. Mais le sale môme qu’il avait en face de lui en était une sévère. Tête de lard. Et comme son nom l’indique, il n’en fit qu’à la sienne. Il partit comme un dingue avec l’idée d’asphyxier son rival, qui un peu surpris au départ, veilla tranquillement à réduire l’écart. La suite fut moins glorieuse. Et plus gerbatoire. Certains furent témoins de cet incident gastrique, ce qui ne les mit pas franchement en appétit. Mais quand C. accourut pour le réconforter, Didier était déjà parti. Trop fier pour supporter cet échec, il était rentré chez lui se cacher. Jamais ils n’en reparlèrent.
Chapître V - le conseil
Vous pouvez demander à n’importe qui ce qu’il pense du métier de prof, je pense que neuf personnes sur dix vous répondront qu’il y a deux mois de vacances l’été. Et tant qu’à faire dans l’IPSOS de pacotille, pourquoi ne pas se rajouter une couche de « c’est quand même un job de feignasse » pour 50% des sondés. Faire ce métier, c’est peut-être avant tout ne jamais sortir de l’école, rester cet adolescent dont la vie était rythmée par cette longue pause estivale. Elle était bien loin maintenant, et l’automne était passé aussi vite qu’un concurrent du Paris-Dakar dans un village du Pérou. A peine le temps de ranger ses sandalettes et son épuisette, qu’on devait gratter son pare-brise si on voulait rallier le bunker au volant tout cuir de sa puissante berline. Pour ceux qui comme C. préféraient enfourcher leur deux-roues, il fallait certains matins se méfier du givre qui recouvrait parfois la route, un coup à se bouffer du bitume au ptit dèj. Pas forcément très digeste. Le quotidien scolaire n’avait pas trop tardé à reprendre le dessus et tout ce petit monde vivait au rythme du collège depuis bientôt quatre mois, les élèves comme leurs enseignants. La perspective des fêtes de Noël leur permettait d’aborder la dernière ligne droite du premier trimestre sans trop déprimer. Une ultime tournée de bulletins à remplir et de conseils de classe à se coltiner, et le déballage calorique habituel pourrait commencer, bien loin de la cuisine basique qu’on servait à la cantine. Jardinière de légumes, coquillettes, cordon bleu, le best-seller du chef restait le poisson pané, vraisemblablement des Croustibat. Les huitres et le foie gras se faisaient plus que rares. Au bout de la troisième classe, le « peut mieux faire » ou le « doit travailler dans toutes les matières » rendait des services inestimables. On connaissait même de glorieux anciens, qui à l’époque bénie où l’ordinateur n’existait que dans la science-fiction, comblaient le vide intersidéral de l’appréciation avec des tampons encreurs. Rien n’empêchait leurs dignes successeurs de faire pareil à coups de copier/coller de « assez bon travail », « j’attends mieux au trimestre prochain » ou « attention aux bavardages ». Depuis la sixième, les moyennes de Miguel suivaient une courbe inverse de celle du chômage. C’était un élève difficile à évaluer comme les autres, et malgré une certaine bienveillance pédagogique, il lui était impossible de dépasser la note de cinq. Sur vingt … Non seulement sa maitrise très personnelle du français ne l’aidait pas vraiment, mais dans les matières où il aurait pu faire sans, il semblait vivre ses cours dans un autre monde, loin là-bas, en Colombie. En EPS, les choses n’allaient pas mieux, Miguel se tenait la plupart du temps à l’écart, et l’intégrer dans une situation ou une équipe relevait de l’exploit. On se souvient encore de matchs de basket où il trottinait seul dans la moitié de terrain dans laquelle les autres n’étaient pas, l’air absent, sans volonté apparente de participer au jeu. Autant dire que le concernant, l’appréciation générale du chef d’établissement était souvent un grand moment de diplomatie éducative. Pour cette fois, elle avait opté pour le fameux « doit généraliser ses efforts à toutes les matières », non sans avoir noté au préalable qu’il en faisait malgré ses réelles difficultés. Avec ça, on pouvait s’attendre à un miracle au deuxième trimestre, et se dire que Miguel comprendrait qu’il valait mieux jouer au pingpong sur la table. Et vivement l’année prochaine, que les cours d’espagnol lui donnent enfin l’occasion de s’exprimer avec plus d’aisance. C. entamait son onzième Chocobon au moment où le cas de Didier allait être étudié. Il faut dire que le prof principal de la 3eme B avait eu la riche idée d’en apporter un paquet pour son conseil, un avant-goût de ce qu’il se mettrait dans le cornet quelques jours plus tard. Complètement éteint jusque-là, le prof d’EPS avait décidé non pas de défendre coûte que coûte sa tête de lard préférée, mais de faire œuvre utile auprès de ses chers collègues en leur expliquant qu’une filière sportive serait peut-être une bonne chose pour cet élève. S’il avait su, il aurait demandé à Nathalie Sapena, la prof d’Anglais, d’amener son violon, comme ça il aurait pu pisser dedans. La rentrée qui avait suivi le cross, C. avait fini par toper Didier dans les couloirs pour lui proposer de faire du hand le mercredi à l’AS. Malgré son caractère ombrageux et par moment une certaine maladresse, sa vitesse et sa hargne pouvaient laisser penser qu’il trouverait sa place dans l’équipe du collège. Du coup, et sans tirer de plan sur la comète, il était persuadé que ce garçon devait faire du sport, si possible de façon plus structurée que de taper un foot avec les potes en bas de chez lui après les cours. Après les préliminaires d’usage, du style « il ne travaille pas assez à la maison dans ma matière », ou « la semaine dernière il n’avait même pas son manuel scolaire », c’est son cher Pallud qui tira la première salve, de celles qui peuvent déclencher une guerre. - C’est bien beau ce que tu nous racontes, mais on ne peut pas tout miser sur le handbol. - Bal, Michel, on dit handball, c’est un nom allemand, tu sais ta deuxième patrie ! Comme son nom ne l’indiquait peut-être pas, Pallud était un alsacien pur-jus, qui ne retournait qu’une fois par an au pays visiter une vieille tante qui ne tarderait pas à déménager pour l’au-delà. Le vanner sur son origine était tentant, tout autant qu’un douzième Chocobon. - Handball si tu préfères, mais Didier ferait mieux de se concentrer sur son brevet. Et franchement, ça m’étonnerait qu’il finisse joueur professionnel. - Ce n’est pas ce que je vous disais. Simplement ce sport lui convient bien et peut lui offrir un cadre dans lequel s’accomplir. S’entraîner deux fois par semaine plus un match le week-end serait un rythme parfait. Il ne sera sans doute jamais pro, mais on peut aujourd’hui trouver une voie dans l’animation ou l’éducation sportive. C. eu la bonne surprise de voir certains collègues venir au secours du pauvre alsacien. - En plus, cet élève ne travaille pas assez à la maison, alors si en plus il doit faire tout ça… - La semaine dernière je l’ai collé parce qu’il n’avait pas révisé, et bien vous savez ce qu’il m’a répondu ? - Non. - Eh bien qu’il n’avait pas eu le temps, qu’ils étaient rentrés trop tard de son match du mercredi. C. se sentit obligé d’ajouter. - Ils se sont qualifiés pour le championnat départemental. S’en était trop pour Mme Rochet qui coupa court à ce dialogue constructif. - Ecoutez, c’est inadmissible, Didier doit apprendre ses leçons s’il veut réussir son Brevet. Le fameux Brevet des collèges, celui qu’on ne pouvait pas rater sans le faire exprès. L’apprenti handballeur ressorti du conseil avec un magnifique « avertissement travail» qui allait pousser le Père Noël à lui sucrer la console de jeu de ses rêves. Un cadeau pour lui apprendre à faire du sport. C. hésita à envoyer balader tout le monde. Il fut aussi tenté par une envolée lyrique dont il avait le secret, dans laquelle il expliquerait que Mozart, Picasso et Zidane auraient mieux fait de bosser un peu plus à l’école. Mais aucun mot ne sorti de sa bouche crispée. Il ne l’ouvrit que pour un treizième.
Chapître VI - la fiesta
L’after work n’est pas une tradition française. C’est le moins que l’on puisse dire, surtout si on a eu la chance un jour de pousser la porte d’un pub de Londres, de Liverpool, de Dublin ou d’ailleurs. Difficile de classer le Fontenoy dans cette catégorie plutôt britannique, c’était un établissement où les clients semblaient un peu paumés, ceux qui alignaient les Rapido, comme ceux qui soignaient leur foie avec application. Certains avaient la chance de faire les deux. Ça paraissait toujours une faune étrange pour qui n’était pas de ce monde, les clients du tabac ou les salariés du coin qui venaient déjeuner. En tout cas, malgré les deux cents mètres qui le séparait de Victor Hugo, il était rarissime d’y voir des profs s’y retrouver après le taf, ou à la fin de la semaine. C’était une proposition que C. avait parfois faite à la cantonade quelques années auparavant. Sans jamais trop enthousiasmer les foules. A chaque fois, il devait endurer la litanie des contraintes de la dure vie d’enseignant, les enfants à aller chercher, les dîners à préparer, les courses à faire ou le fameux paquet de copies à corriger. Et il soupçonnait cette profession d’avoir des oursins dans les poches, pas de temps ni de pognon pour aller se rincer le gosier. Sans être lui-même particulièrement stressé par son métier, il trouvait dommage de ne pas s’accorder régulièrement un petit temps de décompression, une possibilité de dégoupiller un peu. Salutaire pour ceux qui se pourrissaient la vie au collège, ça permettait aussi de créer des liens qui égayaient les journées de boulot. Comme dans ce café portugais à côté de chez lui, dans lequel pas mal de monde passait avant de rentrer à la maison, et où il s’arrêterait bien un jour pour une Super Bock, ou une Sagres. M Choukroun était depuis deux ans l’adjoint de la chef, ce qui demandait une bonne dose de courage et de fidélité, ou pour le moins d’abnégation professionnelle. Ils semblaient en apparence former un couple sans histoire, dans lequel on comprenait rapidement celle qui menait le bal. Ou portait la culotte comme l’aurait dit un client du Fontenoy au moment d’écluser sa mauresque. L’atmosphère que vous trouviez en entrant dans son bureau respirait le calme et l’ordre, presque aseptisée, comme dans un cabinet dentaire. Le moindre stylo, la moindre feuille de papier, tout était à sa place, orienté selon un axe parfaitement rectiligne. Un trombinoscope des profs, des élèves et du personnel administratif tapissait les murs blancs de son antre, comme un immense organigramme par classes et par matières, usine à gaz fièrement chapeautée par Mme la Principale du collège Victor Hugo. Avec sa case à lui, son nom dedans, juste en dessous. Cet homme abattait un travail incroyable, mais le définir comme un apparatchik serait bien sévère. Il était plus approprié de parler de vocation. S’il avait été DRH dans le privé, comme on le disait dans la fonction publique, il serait sans doute tombé dans le fantasme de l’incentive, en organisant un stage de survie en forêt pour ses équipes enseignantes. L’ambiance, sans être trop lourde, n’était pas si joyeuse qu’elle aurait pu. Ou du. Il y avait bien quelques boulets notoires dont le métier consistait à lester les journées de leurs collègues, mais pas plus qu’ailleurs. Comme à chaque fois que des frustrés de la vie s’inventaient une place et un rôle dans une hiérarchie qui n’en demandait pas tant. Côté élèves, certains cas n’étaient pas faciles à gérer, mais on était bien loin du pittoresque d’un quartier de Montfermeil ou de la Courneuve. Du coup, il régnait un état d’esprit qu’on ne pouvait guère qualifier d’équipe. Un domaine où le nombrilisme était roi. Pas évident dans ces conditions d’insuffler un vent de fête à quelques jours de celles de fin d’année, surtout qu’il n’y avait aucune tradition dans ce sens. Il avait en toute discrétion et par petites touches, consulté ceux qui depuis quelques jours étaient venus troubler la quiétude de son bureau. - Ne pensez-vous pas que nous pourrions organiser une petite soirée au réfectoire le vendredi 21 décembre après les cours ? - C’est une bonne idée, mais certains partent en vacances. - Vous avez raison, faisons ça la veille. - Je pense que ça serait mieux de le faire au restau. - Oui mais dans le secteur ou sur Paris ? - Sur Paris ça fait loin, personne ne viendra. - Et comment feront ceux qui ont des enfants ? - Pourquoi pas le midi, on pourrait faire ça dans le coin. - Oui mais ceux qui ne bossent pas avant ou après ne viendront pas. - Et puis le menu n’est pas donné au Fontenoy. - On pourrait aller à la pizzeria. - … Quelques « oui mais » plus tard, la décision folle avait été prise de se faire une petite bouffe conviviale en salle des profs le mercredi midi, autour de ce que chacun amènerait à manger ou à boire. D’un clic, il en avait informé l’ensemble de la communauté éducative, et il avait affiché un tableau sur lequel il fallait s’inscrire et noter ce qu’on apportait à ce cocktail moins mondain qu’à la bonne franquette. Deux jours avant, les inscrits ne dépassaient pas la dizaine, et chacun pouvait se délecter d’avance de cette gabegie de tomates cerise, cake aux olives, quiche presque lorraine et salade de lentilles, le tout arrosé d’une bouteille de cidre pour dix. Pour les huitres, le champagne et le foie gras on patienterait encore quelques jours. Aurélie ne bossait pas le mercredi, et comme beaucoup de profs de sexe féminin, elle devait s’occuper seule de son ptit pépère de quatre ans. Une victime de plus de cette épidémie de célibat. Elle aurait pu le laisser à ses grands-parents le temps de venir trinquer au collège, mais elle préférait se garder des cartouches pour des occasions qui en valaient la peine. Quelle erreur ! La demi-douzaine d’hommes présents en salle des profs était aussi chaude qu’une équipe de rugby dans un club libertin de province. Le père Noël aurait pu passer quelques jours avant l’heure et lui offrir un après-midi d’amour torride. Menes, le prof de techno, avait l’âge de son père, et tromper sa femme n’était pas plus à son programme que de traverser la Manche à la nage. Elle trouvait Ibrahim plutôt mignon, mais le surveillant, pardon l’assistant d’éducation, avait dix années de moins qu’elle. Elle ne faisait pas trop dans la cougar. Heureusement, il restait M. Choukroun et deux autres lascars, à priori pas de quoi la faire grimper au rideau mais sait-on jamais ? Côté nanas, il était étonnant de voir comme elles réservaient pour d’autres leurs tenues plus féminines. Quoique le port du jean puisse être sexy, on avait le droit à un festival de jupe culotte, pantalon d’un autre temps ou robe folklorique des Balkans. Pas de quoi émoustiller un mec, même après dix ans de ballon à Fleury- Mérogis. Un gobelet de cidre fermier bio n’y changerait pas grand-chose, mais fort heureusement l’ambiance se réchauffait et les discussions, sans être enflammées, allaient bon train. Le sujet de prédilection en était souvent les élèves qui posaient des problèmes. Sinon, comme partout, on dissertait sur la météo, sa petite santé, la perspective d’une mutation professionnelle ou le menu du réveillon de Noël. C., contrairement à sa pote, avait eu du flair, et il était là, hagard, ne sachant pas trop où donner de la tête. Il restait bien une part de cake, aux olives je le rappelle, mais ce diable de M. Choukroun se jeta dessus au moment précis où l’idée de le faire lui était venue. Par dépit, humilié par une défaite aussi cuisante, il décida de se rabattre sur une assiette de salade de lentilles, qui pourtant semblait aussi sèche qu’une steppe d’Asie centrale. Et peut-être qu’un joli minois passerait la porte de la salle. C’est Mme Richet qui le fit. C’était la seule femme de l’établissement qui se sapait un peu, question de position ou de personnalité. Elle serra quelques louches avant de se poser devant lui, ce qui le poussa à lever ses yeux de son bout de plastic. - Bonjour Madame. - Bonjour Monsieur C., encore en train de manger ! C’est pas comme ça que vous allez perdre ces kilos. Le tout avec une gouaille qu’une poissonnière ne renierait pas. Décidément, Aurélie avait raté la fiesta de l’année, et lui avait bien fait de venir.
Chapître VII - Ali
Les 25% d'enfants qui ne partent pas en vacances peuvent toujours se consoler en se disant que les autres risquent quelques désordres cellulaires dûs à ces satanés UV. Ne pas voir les travaux de rénovation du VVF de Saint-Jean de Monts, ni l'extension du parking du Super U de Royan est un coup du sort dont ils se remettront surement. Mais ne pas ressentir le choc émotionnel de celui qui croise la route d'un touriste allemand avec chaussettes à carreaux et sandalettes en plastique… Un vent de démocratie populaire soufflait sur le collège Victor Hugo, véritable rempart contre l'ultra libéralisme. Les élèves privés de châteaux de sable étaient plus nombreux que les 25% de la moyenne nationale, mais 100% d'entre eux avaient l'immense privilège de croiser Mme Rufier de temps à autres, sans compter les petits veinards qui l'avaient pour prof. Comment vous dire ? La nature n'est pas toujours bienveillante avec tout le monde, et la beauté n'est pas forcément la chose la mieux partagée du monde. Pas l'intérieure, l'autre, celle qui vous saute aux yeux. Que notre mère à tous ait été moyennement généreuse avec elle n'était pas vraiment le problème. Ce qui marquait ceux qui la voyaient relevait surtout de son manque total de goût dans tout ce qu'elle aurait pu faire pour arranger les choses. Comme si elle tenait à en rajouter. Elle arrangeait ses cheveux en mode sauvageonne dans Game of Thrones, et la taille de ses sourcils était loin d'adoucir l'impression générale qui émanait de son visage. On avait vraiment du mal à cerner le pourquoi de ses fringues. Certaines de ses collègues se singularisaient par des choix vestimentaires assez originaux, entre la fripe et le folklore des Balkans, inspirés par de longs voyages dans les steppes arides d'Asie centrale et des ex-républiques soviétiques. Ou par une volonté farouche d'aider les communautés d'Emmaüs. Quitte à leur acheter des sapes, autant les mettre. Mais là ! Des jeans à la taille aussi haute que la mode était à la basse. Des pseudo-tuniques. Jusque- là, elle aurait pu se fondre dans un courant ethnique assez répandu dans les salles des profs de France et de Navarre. Mais l'essentiel se passait au niveau du plancher, qui avait certainement dû bruler. L'olive sur le tajine. Si on a coutume de dire que la classe d'un homme réside parfois dans ses chaussures, il était difficile de ne pas ressentir un gros choc culturel en voyant celles de cette femme. Et ce d'autant que le feu de plancher avait relevé son ourlet d'une bonne dizaine de centimètres. Mi- sandales, mi- chaussons de canyoning, Mme Rufier avait la présence d'esprit de ne jamais les enfiler sans chaussette. Comme ces touristes allemands. Ali était en cinquième, grand escogriffe à la personnalité attachante. Une voix qui devenait masculine, un duvet qui se faisait moustache, il était de ces élèves qui avaient du mal à trouver leur chemin sur les bancs de l'école. Il avait déjà un an de retard et s'écartait petit à petit des standards scolaires. La vraie vie, celle des jeunes de quartier semblait le happer avec plus de force que le collège ne le lui montrait. Comme tous les gamins de son âge, sa tête était pleine d'histoires de bandes, de bagarres et de conneries qu'on pouvait faire avec les potes. Plus que de fractions, de passé simple et de verbes irréguliers. On ne pouvait pas dire qu'il était véritablement livré à lui-même, mais les adultes du bunker auraient bien du mal à jouer un rôle de modèle qui aurait pu l'aider à se construire. Et pas grand-chose ne pourrait inverser cette tendance, en tout cas pas la brillante équipe éducative de la cinquième D. Mme Rufier était une formidable machine à se plaindre, et quel que soit le moment de la semaine, de la journée ou de la récré, elle fustigeait l'insolence, la paresse et le manque de culture de ses élèves. A condition bien sûr de trouver une écoute. Alors que le jeu aurait pu être de l'éviter afin de respirer un peu pendant la pause, elle trouvait plus facilement qu'on aurait pu le croire des âmes sœurs qui ne pouvaient pas lui prêter une oreille attentive uniquement par masochisme ou humanité. Impossible. Ceux qui se la coltinaient étaient forcément d'accord avec elle. - Non mais t'as vu ce que les 3e C m'ont fait ce matin ? - Dis-moi. - La moitié de la classe est venue sans manuel ! - Dire que je les ai tout à l'heure à 15H30 ! Et bla bla bla, et bla bla bla, et telle classe qui a fait ceci, et tel élève qui s'est permis cela… A part le 2 septembre où le sujet de conversation était parfois les vacances passées, c'était implacablement la même rengaine, jusqu'au 30 juin où avec un peu de chance serait abordé celui des vacances à venir. Certains élèves en mal d'amour et de reconnaissance souffraient d'un délire de persécution qu'il valait mieux aborder avec le sourire, sous peine de rapidement s'agacer. Ali ne faisaient pas partie de ceux-là, et il acceptait sans problème d'être sanctionné pour les conneries qu'il faisait. Il n'était pas du genre à se plaindre quand il était pris la main dans le pot de confiture. Ca le rendait attachant et pouvait servir de base à une relation équilibrée avec tout adulte en mesure de le comprendre. Par contre, il était capable de se rebeller contre l'injustice, ce qui finalement était surement une qualité. Que dire d'une école qui prônerait le contraire ? Il était si facile et tellement injuste de faire péter un câble à des gars comme lui. Mme Rufier avait fermé la porte de sa classe derrière un ultime retardataire, se retrouvant seule et démunie face à un groupe d'élèves peu disciplinés mais pas si méchants que ça, seule face à son triste sort. Depuis des mois maintenant, elle avait perdu pied et elle réagissait souvent à une réalité plus virtuelle qu'effective, sans beaucoup de discernement. Sa peur était sans fondement, et le danger venait plus de son manque de calme, de confiance et d'envie que de la malveillance excessive de gamins de douze ans. Elle leur faisait souvent payer tout ça avant même qu'il ne se passe quoi que ce soit, et ça finissait presque par ne plus les surprendre tant c'était habituel. Ça en faisait encore sourire certains, mais il peut paraitre incroyable de se dire qu'une telle chose puisse finir par sembler normale. Surtout au sein d'une institution qui nous parle d'éducation. Ali et ses camarades de classe avaient beau ne pas être tous des anges, on pouvait douter des vertus éducatives de la volée d'agressivité parfois haineuse qu'ils se prirent dans les gencives en guise de bonjour. Ce matin, elle s'en prit à Ali sans raison particulière, et décida de le punir alors qu'il n'avait rien à voir dans une histoire qui n'existait pas. Il ne réagit qu'à la troisième remarque, sans insolence ou agressivité particulière. C. faisait l'appel de sa 5e. - Il est pas là Ali ? - Non Msieur, il a été viré pendant deux jours. Dommage, il aimait bien cet élève, les vannes qu'il pouvait lui balancer, ses réponses marrantes et toujours respectueuses. Deux jours pendant lesquels on allait lui apprendre à aimer l'école et ses professeurs. En attendant un futur conseil de discipline où un procureur de pacotille signalerait qu'on l'avait pourtant prévenu…
Chapître VIII - Explosif
En 2005, nos banlieues s'enflammaient. Tout ça parce que de braves représentants des forces de l'ordre eurent la conscience professionnelle de donner quelques cours d'électricité à deux jeunes qui n'avaient pas été attentifs à l'école. Une version pédagogique de la gégène. En plus mortelle. Un banal contrôle d'identité qui dérape. Sans tomber dans le panneau sécuritaire, ou son contraire débordant d'angélisme, on pouvait légitimement se poser la question de l'efficacité d'une police dont la récolte se limite souvent à quelques barrettes, des cutters et des pistolets à grenaille. Une chose est sûre, cette façon subtile et si peu au faciès d'exercer le maintien de l'ordre public ne semblait pas renforcer le sentiment de bienveillance entre une jeunesse et la maréchaussée. Ni envers son pays et tout ce qui le symbolisait. Ce vent de panique n'avait pas franchi les murs du bunker, et Victor Hugo restait un endroit relativement calme, préservé de codes qui faisaient loi à l'extérieur. En tout cas, ceux qui étaient censés être aux premières loges pour observer certains glissements, ne voyaient que ce que leur grille de lecture leur permettait. Manque de travail, de rigueur, de culture et d'investissement, ils n'étaient sensibles qu'au décalage entre leurs élèves et le modèle ancré dans leurs mentalités. Dans les années 80, un jeune sur trois décrochait son bac, Plus de trente ans après, Jean-Pierre Chevènement pouvait être fier de son pays : 80% d'une classe d'âge avait son diplôme. Didier avait toutes les chances d'en faire partie, tandis que Miguel, Ali et quelques autres rejoindraient les 150 000 jeunes qui chaque année sortent du meilleur système éducatif du monde sans rien dans les poches. Personne ne pouvait remettre en cause la conscience professionnelle de la plupart de leurs professeurs, ni s'imaginer que des ministres ou des hauts fonctionnaires puissent se lever le matin en en se disant qu'ils allaient faire tomber l'ascenseur social en panne. C. avait toujours enseigné en banlieue parisienne, à deux années d'exception lyonnaise près. L'homme qu'il était savait depuis longtemps que le collège était incapable d'apporter une réponse adéquate à un nombre d'élèves en hausse régulière. Certains faisaient quatre années sans donner l'impression d'en tirer quoi que ce soit de positif. Le seul challenge qu'on leur mettait dans les pognes était de se tenir à peu près à carreaux, de se trouver une petite place tranquille près du radiateur et de ne pas faire trop de vagues ! Un objectif dont l'ambition faisait rêver tout le monde. Des dizaines d'heures qui ne servaient à rien d'autre qu'à les cantonner dans un cadre scolaire plus que minimaliste. Certains signes auraient pu être qualifiés d'inquiétants, mais tant que la vie dans le bunker restait paisible, il était urgent de ne rien faire. Ne pas avoir de cahier de texte ni de classeur, ne pas amener ses manuels scolaires, rendre copie blanche lors des contrôles ou venir en cours à la carte étaient des choses qu'on voyait de plus en plus. Jadis réservées aux cancres, ces postures ne choquaient plus tant que ça. C. en voulait à ce collège incapable de sortir de ses propres postulats pour proposer certains aménagements dont il était persuadé qu'ils seraient utiles. En particulier se servir du sport pour redonner confiance à des jeunes qui s'engluaient dans l'échec, leur remettre le pied à l'étrier pour ne pas que certains codes plus dangereux s'insinuent dans la brèche. Pour lui, l'enjeu dépassait le strict cadre de l'école, et le pays devrait payer un jour le désœuvrement d'une jeunesse qui pourtant passait de longues années sur les bancs de cette vénérable institution. Certains profs préféraient se draper dans des certitudes d'un autre temps et semblaient choqués du manque de concordance entre la réalité d'aujourd'hui et ce qui se passait pendant les Trente Glorieuses. Ça n'amènerait pas pour autant Mme Rufier à envisager l'achat de nouvelles chaussures, mais ce qu'elle vivait si péniblement n'était pas fait pour réduire son manque total d'empathie envers ceux qui lui faisaient face. Et qui visiblement le lui rendaient bien. L'affection de M. Pallud pour ses élèves n'était pas non plus sa caractéristique première, mais il faut avouer que le presque sexagénaire se fringuait avec pas mal de gout. Mme Sapena était un petit bout de femme bien brune à la peau très blanche. Elle tenait à porter d'assez haut talons, plus pour culminer au-dessus des têtes de ses classes de sixième et de cinquième que par conviction féminine. Pour ses quatrièmes, ça devenait difficile, ce qui n'enlevait rien à son charme. Beaucoup de collègues l'avaient cataloguée comme prof d'espagnol à son arrivée à Victor Hugo, tombant dans le panneau de la brune typée toute droite sortie d'un film d'Almodovar. Et pourtant, ses pommettes saillantes trahissaient des origines beaucoup plus slaves qu'ibères. Etre prof d'Allemand était pour elle plus qu'une vocation, un sacerdoce en hommage à une grand-mère qu'elle chérissait plus que tout. Quoique mère de deux enfants, elle projetait de partir outre-Rhin dès la rentrée prochaine. D'instinct, elle sentait le vent tourner et le nombre de collégiens choisissant cette langue fondait comme du râpé sur une assiette de pâtes. Comme ça, sa fille aînée ferait une année avant de rentrer en primaire. C'était peu dire que la maîtrise des langues était pour elle une obsession, presque un devoir, en tout cas un truc qu'elle se devait de transmettre à ses enfants. Son mari savait mieux que quiconque que cette femme savait ce qu'elle voulait, et il sentait bien que la contrarier dans son projet mettrait son couple en danger. Pourtant, quitter ses potes pour s'en faire d'autres à moustache avec des cheveux longs sur la nuque ne l'enchantait pas plus qu'une chèvre au moment d'être honorée par un rude berger du Péloponnèse. Sa vie de famille lui pompait pas mal d'énergie, et elle avait parfois du mal à donner ce qu'elle aurait aimé à ses élèves. C'était typiquement une femme qui faisait deux journées en une, au taf et à la maison. C'était malgré ça une prof bienveillante, très soucieuse de bien faire. Ayant horreur du conflit, elle avait du mal à supporter la pression, en particulier hiérarchique. Elle savait elle-aussi que le collège se mordait un peu la queue, mais tenait à rester dans les normes établies. Elle réservait ce qu'elle avait de révolté dans son tempérament pour d'autres aspects de sa vie. Ali était dans sa classe de cinquième. Elle l'aimait bien, même si le lascar lui donnait un boulot dont elle se serait bien passée. Écourter sa pause déjeuner-café-cigarette l'agaçait profondément, surtout pour une commission éducative aussi utile qu'un doliprane pour un cancéreux en phase terminale. - Ali, tu as encore eu trois mots dans ton carnet cette semaine ! - Oui Madame, mais les deux de Mme Rufier sont vraiment ballots. - Je t'avais demandé de faire un effort avec elle, et de ne pas lui répondre. - A peine rentrés dans sa classe, Angélo lui a lancé une boulette et elle a cru que c'était moi. - Dans ce cas, tu restes calme et tu t'expliques avec elle. - Oui mais elle me parle mal. Et j'allais pas balancer … - Ok, mais tu connais la règle ? - Oui mais c'est pas juste. Même s'il avait beau la dépasser d'une bonne tête, il ne faisait preuve d'aucune agressivité envers elle. Une fois encore, il consacrerait son mercredi après-midi à bouffer des déclinaisons, moins excitant que de jouer à la console avec ses potes.
Chapître IX - Les épi
On a tous des souvenirs d'enfance De souffle chaud, d'été qui doucement s'installe. Des champs de blé, de maïs, si possible pas de betteraves, c'est tout de suite moins romantique. Des baisers dérobés, des robes légères, main dans la main. Ou ailleurs pour les plus audacieux, surtout si le vent fripon s'en mêle, allié de circonstance qui découvre des trésors inestimables. Et dire que grâce à Monsanto, les deux tourtereaux ne savent même pas que cette bouffée de Roundup risque d'égayer leur avenir cellulaire. Les collégiens d'aujourd'hui restaient sensibles aux amourettes printanières. En mode moins bucolique. Mais leur situation scolaire n'était plus la même. Il restait bien ça et là quelques abrutis pour dire encore que le système éducatif français était le meilleur du monde. Sans tomber dans le piège du « C'était mieux avant » ou de la décadence de l'Occident, on pouvait au minimum se poser la question d'une perte de repères dans cette vénérable institution. Les profs ne savaient plus trop ce qu'ils y faisaient, souvent éparpillés entre enseigner et éduquer, mais surtout ils s'adressaient à des adolescents de plus en plus éloignés de ceux qu'ils étaient, et de l'image qu'ils en avaient. Il suffisait d'avoir l'immense privilège de passer une récré en salle des profs pour mesurer ce fossé culturel, entre deux générations qui se comprenaient de moins en moins. - Tu te rends compte j'ai un élève qui pense que Rome est en Roumanie ! - Et moi que l'autarcie est une grande île avec des kangourous ! Les perles d'élèves sont légions, presqu'autant que les brèves de comptoir. On peut avant toute chose les trouver plutôt marrantes, et surtout se dire que ces petits chéris savent des choses. D'autres choses, pas forcément les mêmes que les nôtres. On peut se dire que des neurones saturés de chefs-d'œuvre culturels comme Secret story, Les Princes de l'amour ou Danse avec les stars, ne contribuent pas à remplir la cervelle qui leur donne le gite. Sans oublier non plus que les nôtres ont été abreuvés à coup d’Île aux enfants, Club Dorothée et Les feux de l'amour ! Beaucoup plus profond. C. se disait que ses collègues avaient oublié depuis longtemps les élèves qu'ils étaient. Madame Richet avait la lourde tâche de mettre en œuvre les modalités d'une réforme à laquelle elle ne croyait pas vraiment, comme quasiment tout le monde du reste. La Principale devait se dépatouiller avec une coquille absurde que nos brillants haut-fonctionnaires avaient pondue, les EPI, enseignements pratiques interdisciplinaires. Par essence allergique à l'innovation, le corps enseignant semblait plus que rétif à des changements que personne ne comprenait vraiment, et qui, si ça se trouve, impacteraient leur emploi du temps. Et ça, mieux valait ne pas y toucher. C'est ce que Christine Richet prenait en pleine tronche en tentant de faire son boulot, et en rappelant toutes les cinq minutes qu'un fonctionnaire se doit d'appliquer une réforme que le législateur, dans toute sa légitimité, a voté. En plus, elle bossait pour la rentrée prochaine, alors qu'elle-même serait nommée dans un autre établissement. La continuité du service de l'Etat. Grandiose. Sur la cinquantaine d'adultes qui lui faisait face dans cette salle polyvalente, quelques-uns l'écoutaient, ou tentaient de le faire. Les autres chuchotaient par petits groupes, tandis que les leaders syndicaux et localement charismatiques faisaient de l'obstruction, aussi systématique que moyennement drôle. Pour un peu, on se serait presque cru à l'Assemblée Nationale un jour où il n'y avait pas trop d'absentéisme. Le spectacle aurait pu paraître affligeant s'il n'avait pas été caricatural. Les professeurs, dont certains étaient agrégés, hors classe ou titulaires des palmes académiques, se comportaient exactement comme les élèves qui leur posaient des problèmes. Bavardages, téléphones, irrespect…, Christine aurait largement pu leur mettre quelques heures de colle plus que méritées. C. était trop jeune pour avoir vécu l'effervescence révolutionnaire de mai 68, mais il avait acquis la certitude que les choses ne pourraient pas s'améliorer sans un grand coup de lattes dans cette fourmilière. Pas le grand soir, celui qui avait tant fait fantasmer ceux qui aujourd'hui réclamaient plus de discipline et de fermeté, mais une révolution des mentalités. Celle sans qui rien ne serait possible. Se dire que le monde avait changé, et qu'on ne pouvait pas ne pas en tenir compte. Ces révolutionnaires d'opérette le faisaient à peine sourire. Jadis très sensible à la grande histoire du syndicalisme, il comprenait de moins en moins ce qu'il voyait. Aucune force de proposition réaliste, ni même utopique, ce qui au moins aurait eu le mérite de titiller les imaginations. Leur seule préoccupation consistait à se draper dans de grands principes comme le bien commun ou la liberté pédagogique pour s'arc-bouter derrière certains petits privilèges. Pas de réserve parlementaire ou de fonds secrets, pas de Petrus à la cantoche ni de Berluti aux pieds, mais quelques heures sup par ci, ou un petit jour off par là. C. lui-même n'avait-il pas son lundi ? Des week-ends de trois jours qui auraient dû lui permettre de bouger plus qu'il ne le faisait. Après une deuxième grille de Sudoku, bien caché derrière un collègue assez costaud pour pouvoir le faire, il observait ces petits groupes plus ou moins impliqués par cette grand-messe pathétique. Il aimait bien Karim, prof de maths fringant quadragénaire. Depuis le temps qu'il y bossait, le bougre avait fait chavirer quelques cœurs dans cet établissement, un tableau de chasse aussi chargé que le foie d'un canard landais. Depuis quelques semaines, Célia, grande brune accessoirement en charge de l'atelier relais, semblait avoir succombé au charme de ce vieux briscard. Une de plus, disait les mauvaises langues. Ils ne s'affichaient pas ouvertement mais il émanait d'eux quelque chose d'assez fort. Une grosse complicité, et une sorte d'insouciance, d'imperméabilité au quand-dira-t-on. C. ne trouvait pas ça trop dérangeant. Il avait dans sa vie très peu eu l'occasion de s'afficher aux côtés de la femme qu'il aimait. Et pourtant il trouvait ça mignon. Pas pour montrer sa prise ou marquer son territoire face aux autres mâles, ni-même pour officialiser une relation, une cérémonie officieuse, juste quelque chose d'adolescent. Loin des tracas de la vie d'adulte. L'heure de déjeuner n'allait pas tarder à sonner comme son estomac le lui annonçait, sans ambiguïté. Comme les autres, il lui faudrait se positionner dans une équipe interdisciplinaire, qui allait proposer à des élèves de faire le lien entre la première guerre mondiale, la musique et la physique, à moins que ça ne soit celui, beaucoup plus évident, entre les langues antiques, la course à pied et les mathématiques. Un peu de clarté et d'efficacité dans un monde qui en manquait cruellement. Pour que les élèves retrouvent le goût d'apprendre, dans une école devenue trop austère. Tout le monde s'était levé et irait bientôt se poser devant un déjeuner bien mérité. Un peu plus tard, les élèves viendraient envahir la cour, courant, criant et chahutant. Il avait beau les chercher des yeux, Karim et Célia s'étaient déjà éclipsés, discrètement…