On ne pouvait définitivement plus parler de route, mais bien de piste, dont des pans entiers allaient ou s’étaient effondrés. La diversité étonnante des paysages et des panoramas, dont certains à couper le souffle d’un agriculteur beauceron, n’empêchèrent pas Gilbert de définitivement sombrer dans un sommeil profond et d’écraser comme un nouveau-né. Péniblement, il ouvrait un œil quand le combi effectuait un mouvement un peu plus brusque que les autres, mais il se fit un malin plaisir de ne pas le faire avec le deuxième. Il savait qu’il aurait bien assez le loisir de régaler son regard dans les jours qui suivraient.
Il fit le nécessaire pour stagner le plus longtemps possible dans cet état si particulier, entre réveil et sommeil, jusqu’à sentir que le rythme de conduite avait changé. Les premières choses qu’il vit furent quelques bâtisses qui bordaient çà et là le chemin qui s’était élargi. Le trafic s’était densifié, des piétons, des enfants parfois, des Yaks, des charrettes de toutes tailles avaient investi les lieux et obligeaient Galzen à lever le pied. C’était maintenant des groupes de deux ou trois maisons la plupart du temps en bois qui défilaient sur le bord de ce qui était redevenu une route. Souvent en hauteur, avec des piliers ou des pilotis, rappelant à tous que la mousson, ou sa cousine locale, devait faire quelques ravages dans le secteur, transformant la chaussée en rivière de boue aux intentions assez peu amicales. Au détour d’un dernier lacet, ils entrèrent sur une route encore plus large, toute droite et en montée régulière. De chaque côté, des maisons étaient accolées, encore plus hautes, avec deux ou trois étages bien marqués par des balcons reposant sur ces fameux piliers, dessinant des arcades irrégulières. Le bois sculpté dominait, mais on tombait parfois sur des façades en brique ou en terre séchée, avec un mélange de couleurs pittoresques, quoi que moins vives qu’à Katmandou.
Syabrubensi semblait n’exister que de chaque côté de l’unique rue, comme une ville du Far West. Le van s’immobilisa, et l’arrêt soudain du vrombissement mécanique qui les berçait depuis des heures les laissa hébétés, presque orphelins de ce puissant fond sonore.
Une enseigne jaune bien calée entre deux poteaux, accueillait les visiteurs d’un « Wel Come to Green Guest House ». Comme son nom l’indiquait, leur hébergement du jour serait cette jolie maison verte, en bois, qui aurait pu changer le cours de l’histoire si Maxime avait été du voyage.
Gilbert tentait tout doucement de déplier son long corps, chaque centimètre était une victoire acquise dans la douleur. C’est au moment précis où il avait péniblement sorti la tête, une jambe et un bras qu’il vit une gazelle bondir de la portière arrière. La vie est parfois injuste. Il pédalait dans une mare de fuel si épaisse qu’elle ralentissait chacun de ses mouvements, quand Isabelle était déjà debout, fraîche comme un gardon du canal de l’Ourcq. Seul un désordre relatif dans sa chevelure dorée pouvait témoigner des longues heures de coma dont elle était sortie d’un coup.
- J’ai faim ! Et pourtant j’ai l’impression qu’on est partis il y a cinq minutes.
- Visiblement, qui dort ne dîne pas toujours.
- Comment ça, tu oses dire que j’ai beaucoup dormi ? Franchement, je me suis à peine assoupie.
- C’est vrai, une petite sieste de pas grand-chose.
La lumière si particulière de la nuit qui tombait dessinait les contours de son corps longiligne et harmonieux, mais donnait surtout un éclat supplémentaire à ses jolis yeux bleus.
Si on relativisait la perspective d’un repas sans surprise, sans doute un énième dhal, il se dit que la vie était plutôt cool avec lui. Son taux de fer devait être au plus haut, et en plus, il avait de grandes chances de partager la chambre d’une nana plus que pas mal. Ses pensées, sans trop vagabonder dans des sphères peu catholiques, lui procurèrent une sensation de bien-être, de gaité, avant un moment de tendresse et de complicité. Maintenant, si en plus il y avait moyen de coller sa peau contre la sienne, et plus si affinité, il saurait faire le nécessaire pour se sacrifier.
Galzen entra dans le lodge et leur demanda de sortir les sacs du coffre.
A leur tour ils poussèrent la porte, et furent frappés par l’ambiance particulière que créaient le mélange de boiseries colorées, de tentures et de bougies. Ils furent invités à poser leur barda devant une sorte d’autel qui devait être la réception.
- We will take the rooms after the meal.
- Ok, no problem
Il n’y avait pas plus de cinq ou six tables dans la salle commune. Ils saluèrent trois hommes qui finissaient leur repas devant une bouteille de Rakshi et s’installèrent à leur place.
Cinq minutes plus tard ils se jetaient sur une bouteille d’eau aussi minérale que possible. L’attente du plat fut plus longue, et ils lorgnaient fiévreusement ce qui restait sur la table d’à côté, sans oser taper dedans. Leur honneur fut sauvé par la serveuse qui vint débarrasser, mais autant dire que le moment venu, ils accueillirent leur plâtrée de riz et de lentilles avec un enthousiasme à peine dissimulé. Ils engloutirent le plat en deux temps trois mouvements, puis rapidement un deuxième, qui ne tarda pas à subir un sort identique au premier.
Ils n’étaient pas très bavards, et à part un point rapide sur le programme du lendemain, les choses ne trainèrent pas plus que ça. Lever à 5H30 pour un départ avant 7H00 le long du torrent Langtang, pour 10km en direction du Lama Hotel.
Ils se levèrent récupérer leur sac et montèrent l’escalier qui accédait à l’étage.
Arrivés sur le palier, le guide salua Isabelle et lui montra la porte de sa chambre.
- Have a good night.
- Thank’s, you too.
Gilbert s’apprêtait à faire de même, mais Galzen ne serra pas la louche qu’il lui tendait. Il l’entraîna dans ce qui s’avéra être le dortoir des garçons. A défaut de se glisser contre elle, il se retrouva aux premières loges pour assister à un concert invraisemblable de ronflette. Un fameux trio que le tamang ne tarda pas à transformer en quatuor. Tellement sonore et passionnant que le jeune homme ne trouva le sommeil que très peu de temps avant le réveil.